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Les droits de l’environnement
La protection de l’environnement préoccupe chacun d’entre nous et le droit s’en empare avec force. Mais ce droit ne rencontre-t-il pas justement dans ce domaine ses limites les plus cruelles : le manque d’effectivité réelle des normes juridiques face aux habitudes, face aux intérêts financiers ? Éric Naim-Gesbert, professeur à l’Université de Toulouse 1 Capitole, codirecteur du M2 Droit de l’environnement, codirecteur et coauteur des Grands arrêts du droit de l’environnement, Directeur scientifique de la Revue juridique de l’environnement et ancien expert auprès des Nations unies, a bien voulu répondre à nos questions sur ce thème.
Qu’est-ce que le « préjudice écologique » ?
C’est l’une des grandes notions fondamentales du droit de l’environnement, parmi d’autres – ce droit jeune étant animé, face à l’urgence des effets néfastes de la démesure anti-écologique, d’un génie créatif tout à fait fascinant pour les étudiants. Car c’est un droit vital qui s’invente et se tisse sous nos yeux. Et y contribuent l’inventivité des textes, l’audace de la jurisprudence, et aussi peut-être la doctrine qui y apporte sa part théorique. Ainsi l’on peut chercher l’adéquation des notions au réel écologique afin d’assurer une plus grande efficacité aux normes (nominalisme), en visant leur acclimatation aux milieux physiques et culturels dans lesquels elles se déploient, et contribuer à ce que s’établisse un équilibre plus juste fondé sur une dose d’éthique et de jusnaturalisme pour atteindre à une paix naturelle ou Pax natura (cf. Droit général de l’environnement. Introduction au droit de l’environnement, LexisNexis, 3e éd., 2019).
Bref, le préjudice écologique est la reconnaissance de la possible réparation objective de dommages faits à la nature per se. C’est une évolution très marquante de notre droit qui n’allait pas de soi il y a quelques années encore. Cette consécration s’est construite dans différents ordres juridiques. Citons entre autres : la Convention de Lugano du 8 mars 1993 sur la responsabilité civile pour les dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement (Conseil de l’Europe), la célèbre affaire Erika (Crim. 25 sept. 2012, n° 10-82.938 : GADE 2017, n° 21), les nouveaux articles 1246 à 1252 du Code civil, et l’arrêt de la Cour internationale de justice du 2 février 2018, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière, Costa Rica c/ Nicaragua (rôle général n° 150).
Qu’est-ce que le « préjudice d’anxiété » ?
Là on quitte les rives du droit civil pour celles du droit du travail – au passage l’on remarque que le droit de l’environnement est transversal et qu’il se construit aussi bien en droit privé qu’en droit public, en droit international qu’européen… ce qui est à dire avec clarté aux étudiants : chacune ou chacun peut y rencontrer sa préférence, qui en droit pénal de l’environnement, qui en droit fiscal, qui en droit constitutionnel, administratif, des affaires, etc. Le droit de l’environnement est devenu, là encore par nécessité vitale de la survie de la planète et donc de l’humanité, un méridien des autres droits.
Le préjudice d’anxiété exprime très bien les dynamiques entre le droit du travail, le droit de la santé et le droit de l’environnement. Si l’on s’en tient au droit interne français, il est mis en évidence par la jurisprudence et est ouvert d’abord à certains salariés (ceux des établissements mentionnés à l’art. 41 de la loi du 23 déc. 1998) contaminés par une exposition aux poussières d’amiante, l’employeur n’ayant pas respecté son obligation de sécurité (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 ; Soc. 27 janv. 2016, n° 15-10.640 ; Soc. 21 sept. 2017, n° 16-151.30 à 16-151.36 ; CE 3 mars 2017, n° 401395). Puis, il s’est étendu à l’inhalation de vapeurs toxiques sans surveillance médicale ni protection pour les exploitants d’une station-service (Soc. 5 mars 2014, n° 12-270.50). Enfin, cette extension se renforce : reconnaissance aussi pour un travailleur dans une cokerie exposé au benzène et aux HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), substances cancérigènes, « dans des proportions anormales » alors même que « cette crainte des souffrances et concernant l’espérance de vie est d’une nature et d’une intensité différentes de l’inquiétude que tout un chacun peut développer à raison de la pollution de l’environnement » (Soc. 6 févr. 2019, n° 17-20.608). Ou encore : ouverture de l’indemnisation à tout salarié désormais « en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur », la Cour admettant « que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée » (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442 : Dalloz Actu Étudiant, 10 avr. 2019, note Chantal Mathieu).
Là encore il est possible de tirer des leçons encore plus grandes : le droit de l’environnement est fondé clairement sur les données scientifiques et les seuils afin de déterminer l’acceptabilité ou non des risques écologiques et sanitaires – ce qui contribue à définir un ordre public écologique.
La nature a-t-elle une personnalité juridique ?
C’est une interrogation lancinante depuis un long temps déjà qui déplace les fondations solidement ancrées de la pensée – à tout le moins occidentale puisque s’est effritée ici la dimension harmonieuse de l’humain et de la nature. Elle débute sans doute avec le projet de destruction de séquoias centenaires californiens, prélude à la création d’une station de sports d’hiver. Cette affaire très connue a ouvert la tentation du statut « sujet de droit » octroyé à la nature (V. C.-D. Stone, Should Trees Have Standing ? Toward Legal Rights for Natural Objects : Southern California Law Review 1972, n° 2. 1-103). Et si les controverses philosophiques et juridiques se sont peu à peu endormies, elles ont subi un réveil en fanfare lorsqu’a surgi une vague de consécrations.
C’est le Parlement néo-zélandais qui, le 14 mars 2017, fait droit à une requête ancienne déjà du peuple Maori (les Iwis) par un acte incroyable Te Awa Tupua. Whanganui River Claims Settlement Bill (Royal Assent du 20 mars 2017) lequel reconnaît au fleuve sacré Whanganui, qui s’écoule dans l’île du Nord est, le statut d’entité vivante dotée de la personnalité juridique. Puis, la faille étant ouverte, d’autres cas suivent dans le monde : le Gange, et son affluent la Yamuna, sont dorénavant des entités juridiques vivantes qui ont « les mêmes droits que les êtres humains » (High Court of Uttarakhand, 20 mars 2017, Mohd. Salim c/ State Of Uttarakhand And Others, PIL No. 126 of 2014), tout comme les glaciers de l’Himalaya Gangotri et Yamunotri, sources de ces deux fleuves sacrés (High Court of Uttarakhand, 30 mars 2017, Lalit Miglani c/ State Of Uttarakhand And Others, PIL No. 140 of 2015). Et cela en vertu du lien éthique (« morally bound ») qui unit les générations passées et futures à la même Terre Mère (« same Mother Earth »). Plus récemment encore, la Cour suprême de Justice de Colombie (5 avr. 2018, n° STC 4360-2018) affirme que la nature est un authentique sujet de droits, depuis une perspective écocentrique (« el reconocimiento de la naturaleza como un auténtico sujeto de derechos », « desde la perspectiva ecocéntrica », 2. 12). Précisément le statut de sujet de droits est reconnu à l’Amazonie colombienne, comme entité, afin de protéger cet écosystème vital pour le devenir global (« de proteger ese ecosystema vital para el devenir global », « se reconoce a la Amazonía Colombiana como entidad, “sujeto de derechos” », 2. 14). En vertu de l’équité intergénérationnelle (« al criterio de equidad intergeneracional », 2. 11.2) et du principe de solidarité (« El principio de solidaridad », 2. 11.3). Voir, si l’on veut approfondir, nos éditos à la Revue juridique de l’environnement accessibles (gratuitement) sur le site de ladite revue (Êtres et choses en droit de l’environnement : l’appel du sacré, RJE, n° 3, 2017. 405-408 ; Que le droit de l’environnement soit une langue vivante !, RJE, n° 3, 2018. 449-453).
Comment ne pas aimer le droit de l’environnement ? Cette jeune discipline qui a la capacité, outre la survie de la nature et de l’humanité ( !), de réenchanter le monde pour que soit préservés l’émerveillement et les émerveillés.
Faut-il être militant pour faire du droit de l’environnement ?
C’est une discipline juridique à la fois comme les autres dans sa nature, ses techniques, son art… mais aussi singulière par ce qu’elle vise : la survie de la vie sur la terre. Alors, comme professeur des universités, est de mise l’objectivité scientifique – cime de tout enseignant-chercheur j’imagine, tout en étant conscient de sa vitalité qui forcément crée des émotions que chacun peut suivre ou non.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
L’aventure de la thèse qui dura quatre ans. À dire vrai, le meilleur s’y mêla au pire, et démêler ces polarités fut le plus délicat : tenter de penser (un peu) tout en surmontant les obstacles de la survie matérielle (beaucoup), les affres de la découverte des trésors contenus dans les écrits (passionnément – internet encore dans les limbes – ce qui avec le recul a été merveilleux), et puis le défi de couler sa pensée dans les formes académiques ou les références obligées, cela forme et forge un destin (à la folie).
Thèse : Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement. Contribution à l’étude des rapports de la science et du droit, Bruxelles, Bruylant & Vrije Universiteit Brussel Press, 1999, préface J. Untermaier, avant-propos S. Gutwirth et F. Ost, 808 p. Prix de thèse national 1997 AFDRU-SFDE.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Aucune idole d’emblée mais les fées, oui les fées. Et puis disons à choisir Gilgamesh, et la constellation dessinée dans l’enfance : ici Alice et le Chat botté et Ysengrin, là Robin des bois avec Wonder Woman et Charlot, là encore Béatrice au dolce riso, qui sais-je encore ? C’est tout un peuple qui vibre et vit, comme la nuit et le jour, avec les émotions surgies du réel : cheval noir qui se cabre sur une paroi ocre, baleine à bosse qui danse avec son baleineau dans le soleil, sabot de Vénus fêté par les cigales…, vraie féerie infinie.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Les droits environnementaux – naturellement ! Ils émergent depuis environ trois décennies, inspirés en partie par un corpus de soft law amorcé par la Déclaration de Stockholm : « L’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures (…) » (Déclaration de Stockholm, 5-16 juin 1972, Nations unies, principe 1. Voir aussi : Déclaration de Rio, 3-14 juin 1992, principe 1). L’infusion en droit dur (hard law) se réalise en deux voies confluentes. Soit grâce à la perspicacité de communautés autochtones, en Amérique sur le fondement du Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme, adopté à San Salvador le 17 novembre 1988 (v. surtout CIDH 27 juin 2012, Affaire Peuple autochtone Kichwa de Sarayaku c/ Équateur, série C, n° 245), ou en Afrique sur le fondement de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Nairobi, 27 juin 1981). Soit grâce à l’interprétation dilatée et audacieuse de la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre du système conventionnel du Conseil de l’Europe (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, et ses Protocoles additionnels, ici n° 1) qui repose sur des griefs exprimés par un ou des individus, et fondés notamment sur les violations de l’article 8 de la Convention (respect de la vie privée, familiale et du domicile, v. CEDH 9 déc. 1994, López Ostra c/Espagne, GADE 2017, n° 10) ou celles de l’article 2 relatif au droit à la vie (v. CEDH 30 nov. 2004, Öneryildiz c/Turquie, GADE 2017, n° 11). La plongée dans la cinquantaine de décisions est passionnante pour les jeunes étudiants, vraiment !
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