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L’État de droit dans la Constitution
La longévité de la Constitution de 1958 prouve bien sa plasticité propice à l’État de droit en France. Cependant avec l’accentuation des crises climatique, économique et internationales, je ne peux m’empêcher d’avoir des peurs institutionnelles. Jean Gicquel est professeur émérite de droit public de l'Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, spécialiste du droit constitutionnel et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature. Il nous fait le plaisir et l’honneur de répondre à mes questions.
Qu’est-ce qu’un État de droit ?
Vaste sujet, s’il en est ! Sujet capital, admirable pour toute personne, caractérisé par la prééminence du droit dans une société démocratique (Cour européenne des droits de l’homme 21 février 1975, Golder c/ Royaume-Uni). Une union de mots édifiants ! Car la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution (Conseil constitutionnel 23 août 1985, Nouvelle-Calédonie). Une notion vécue et ressentie, à la fabuleuse réussite, stade supérieur de la civilisation occidentale, confrontée de nos jours, à la montée de l’autoritarisme et de l’arbitraire. Le cri de Munch !
Au prix d’une simplification, on rappelle pour mémoire, que ce concept issu de la doctrine allemande, du xixe siècle (Rechtsstaat) a été introduit au plan national par Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’État, 1920), et consacré par le président Giscard d’Estaing, au Conseil constitutionnel, le 8 novembre 1977. Heureux rapprochement ! À rebours de la raison d’État qui récuse le droit, et de l’État de police, qui soumet les administrés à son pouvoir discrétionnaire, l’État de droit — et les pouvoirs publics qui l’expriment — se définit comme sa soumission au droit. Par suite, le monstre froid selon la formule de Nietzsche est encadré par les normes juridiques, la Constitution occupant le sommet de la hiérarchie, et contrôlé par des juges pour les libertés (J-P. Costa) en vue d’assurer la sauvegarde des citoyens. Mais, pour autant, ce régime de la bonne gouvernance n’est pas fixé ne varietur. Il est susceptible d’évoluer, provisoirement, sans se renier, au vu de circonstances de crise, à l’exemple de l’état d’urgence (Loi du 3 avril 1955, rédaction de la loi du 30 octobre 2017).
Quelles sont les garanties de l’État de droit dans la Constitution de 1958 ?
Sans contredit, cette dernière honore l’État de droit, qui était relatif (J-P. Machelon) limité jusqu’à cette date aux actes du pouvoir exécutif, avant de connaître une avancée significative à l’égard du Parlement (contrôle de la loi par voie d’action et d’exception — la question prioritaire de constitutionnalité —, Const., art. 61 et 61-1), à l’égal du traité (Const., art. 54). Le Parlement est devenu justiciable du Conseil constitutionnel, l’innovation majeure de la Constitution de 1958, le symbole de l’État de droit dont les décisions s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles (Const., art. 62). Concomitamment, le contrôle de conventionalité de la loi ressortit à la compétence des juridictions ordinaires (Const., art. 55) et à la CEDH (Décr. 9 octobre 1981).
Quelles pratiques des institutions de la Ve République pourraient être dangereuses ?
Du point de vue général de l’exercice de la démocratie, confiée aux représentants du peuple par le régime représentatif (Const., art. 3), le danger est susceptible de se présenter avec l’émergence du gouvernement des juges, selon l’expression classique. À dire vrai, il convient de demeurer attentif à l’équilibre observé, sachant que le dernier mot appartient à la légitimité démocratique, investie du pouvoir constituant, pouvoir souverain, à l’origine de la tenue d’un lit de justice (G. Vedel), face à la légitimité fonctionnelle des juges. Ainsi la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993 (Const., art. 53-1) a brisé une décision du Conseil constitutionnel relative au droit d’asile. Par suite, ce dernier s’évertue à respecter le point d’équilibre, en rappelant qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du législateur (Cons. 14 avr. 2023, Réforme des retraites).
Des révisions constitutionnelles pourraient-elles y remédier ?
À n’en pas douter, dès lors que, par définition, l’État de droit, tel l’horizon, est perfectible, tout en étant indépassable. Par suite, des révisions sont souhaitables à titre principal, s’agissant du Conseil constitutionnel, sans préjudice d’autres (V. les 130 propositions du GRÉCI, Bulletin quotidien 4 octobre 2023 ; v. Dalloz actu étudiant 14 déc. 2023, interview de Chloé Geynet-Dussauze).
En premier lieu, une triple réforme du Conseil s’avère nécessaire en vue de parachever sa juridictionnalisation. Elle porte tout d’abord, sur sa dénomination, selon le modèle européen : cour constitutionnelle, en reprenant l’amendement Badinter-Portelli, voté par le Sénat, en 2008. Sa composition, ensuite, le talon d’Achille de l’institution, en récusant le pouvoir discrétionnaire des autorités de nomination. Outre la suppression des membres de droit et à vie, et celle de la maison actuelle de retraite des anciens premiers ministres, le recrutement des conseillers s’effectuerait selon des critères socioprofessionnels, retenus en droit comparé. À l’instar du Sénat américain, chaque assemblée disposerait du pouvoir de confirmation, et non du refus actuel. Reste enfin les attributions du conseil : pouvoir d’interprétation de la Constitution, indépendamment d’un recours, ouvert à l’opposition, entre autres ; juge de la conventionalité de la loi, afin de renforcer son rôle de cours suprême ; tout en rendant transparente la procédure de la constitutionnalité (nom du rapporteur révélé) ; l’audition des représentants des parties en matière électorale, sans perdre de vue le choix de collaborateurs personnels, en vue d’approfondir le délibéré, et de permettre l’expression, le cas échéant, d’opinion dissidente. En dernière analyse, les conseillers devraient être assujettis à une déclaration patrimoniale et d’intérêts auprès de la HATVP, à laquelle ils sont, les seuls, affranchis, aujourd’hui ; les garants de l’État de droit ne peuvent, à l’évidence, demeurer en marge du droit.
En second lieu, on peut aussi envisager, la constitutionnalisation des régimes d’exception (état d’urgence, état d’urgence sanitaire) afin de préserver les droits des personnes et du Parlement (Const., art. 36), ainsi que le cantonnement des ordonnances (Const., art. 38), la norme conquérante de la Ve République, à l’exemple de la proposition de loi constitutionnelle adoptée par le Sénat, en novembre 2021. Concernant l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle (Const., art. 66) et le Conseil supérieur de la magistrature, en particulier, il serait opportun d’aligner la condition des magistrats du parquet sur celle des membres du siège (Const., art. 65). Quant à la Cour de justice de la République, appelée à statuer sur la responsabilité pénale des ministres (Const., art. 68-1), il convient de s’interroger, à nouveau, sur son abrogation au profit d’une juridiction de droit commun après la relaxe, en novembre 2023, du garde des Sceaux, en exercice, Éric Dupond-Moretti.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Le bonheur d’avoir été l’étudiant d’un Maître, dans toute l’acception académique du terme, Jean-Jacques Chevallier, à la vieille Faculté du Panthéon dans la décennie 1960. Professeur hors pair, sportif, champion de France universitaire d’athlétisme, il rejoignait à bicyclette la Faculté depuis son domicile de Bourg-la-Reine. Son allant imprégnait le cours magistral d’histoire des idées politiques, dispensé, au titre du DES (diplôme d’études supérieures) de l’époque. Cours magistral, de l’éloquence et de la pertinence ; pièce de théâtre avec une belle distribution d’auteurs. Comment ne pas être enchanté, captivé ? Comment ne pas éveiller une vocation professionnelle ? Par ailleurs, coïncidence, prémonitoire, étudiant en première année, je m’étais procuré en vue des TD de droit constitutionnel, son livre d’anthologie (Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à nos jours, Armand Colin, 2005). Mon premier livre juridique à l’origine de ma bibliothèque, que j’ai, depuis conservé précieusement (religieusement ?). D’autant que plus tard, son auteur fera l’insigne honneur de le dédicacer à son jeune et admiratif collègue ! En gratitude et affection cher « Jean-Jacques » !
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
- Astérix, le résumé du caractère français, entre ombre de lumière, selon Uderzo et Goscinny :
- Corinne et Delphine, les filles de Madame de Staël, féministes avant la lettre, éprises de la pensée libérale (l’esprit de Coppet) en réaction au pouvoir personnel de Napoléon.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Instinctivement (réaction corporatiste ?), je songe à la décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 (Indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur), principe fondamental reconnu par les lois de la République qui confère à ceux-ci la liberté, leur privilège en vérité. Mais, à la réflexion, je choisis, la décision du Conseil du 27 décembre 1973 (Taxation d’office) qui consacre le principe révolutionnaire et républicain par excellence de l’égalité devant la loi (art. 6 de la Déclaration de 1789), et de ses composantes, de manière subséquente.
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