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Si le droit m’était conté…
L’auteur, philosophe et juriste, François Ost — souvenez-vous : il avait répondu à nos questions sur le Père Noël l’année dernière ! —, nous parle aujourd’hui de son formidable ouvrage « Si le droit m’était conté… », paru aux Éditions Dalloz cet automne.
« Si le droit m’était conté » raconte quelles histoires ?
Huit histoires différentes, qui sont autant d’entrées dans le droit, et qui illustrent toutes les variétés du genre narratif : la fable animalière (le droit dans l’arche de Noé), le conte historique (le procès de l’Ours Martin né avec cinq pattes), la science-fiction (le procès de Solange qui tue son clone doté d’une intelligence artificielle), le thriller réaliste (le naufrage de l’Amoco Cadiz sur fond de controverse juridique), la dystopie (3, 2, 1 qui évoque la dénaturation du droit sous la présidence de D. Trump), le conte fantastique (Aux marges du Palais, enquête sur les passages secrets du Palais qui conduisent à un théâtre de marionnettes où se tiennent les audiences d’une justice alternative), la rêverie onirique (quel livre juridique emporter dans une île déserte – et si c’étaient les îles qui parlaient de justice ?), et finalement le conte philosophique (le jugement dernier est-il conforme aux exigences du procès équitable ?).
Quels sont les thèmes juridiques principaux de vos huit contes ?
Il y en a beaucoup, souvent liés à l’actualité et aussi, le plus souvent porteurs de questions plus larges, sociologiques et philosophiques — question de « remettre le droit en contexte ».
L’arche de Noé repose la question du contrat social : la vie sociale nécessite-t-elle des règles juridiques, et, si oui, faut-il qu’elles soient contraignantes ? — accessoirement se posent les questions des ressources rares et aussi de l’accueil de passagers migrants — deux thèmes d’une brûlante actualité. L’Ours Martin nous interroge sur le statut juridique des animaux et aussi sur les frontières de la normalité (accessoirement sur l’histoire des procès en sorcellerie). Le procès d’assises de Solange confronte, sur un mode souvent humoristique, les points de vue des douze jurés sur les questions du clonage, de l’humanité augmentée (?) et de l’intelligence artificielle. Fortune de mer, qui raconte par le détail le naufrage de l’Amoco Cadiz, interroge les fonctions et l’effectivité du droit : largement impuissant face au règne scandaleux des pavillons de complaisance, mais porteur d’espoir lorsque les maires des communes bretonnes obtiennent justice aux États-Unis, ouvrant l’ère des contentieux environnementaux (climatiques aujourd’hui). La dystopie 3, 2, 1 évoque par la négative la thèse que le droit est le règne du tiers ; ce que rejette absolument Selfidor, le président dont la devise est jamais deux sans moi. Le récit Les marges du Palais explore systématiquement toutes les formes de justice alternative : pardon et vengeance notamment, mais aussi tribunal de l’histoire et tribunal de la conscience. Réflexion qui se prolonge et s’élargit dans la nouvelle suivante relative aux îles de justice, refuges des utopistes, bagnards, pirates et expérimentateurs sociaux (Robinson, Némo).
Quel est l’intérêt pour les étudiants en droit des récits de fiction ?
De faire aimer le droit ! De montrer que le droit, avant d’être une technique (concepts, théories, procédures) et des sanctions, est un formidable enjeu culturel — je veux dire par là que la culture juridique (ses valeurs, son style, ses réflexes fondamentaux) est au cœur de l’actualité et l’enjeu central des transformations sociales. Un monde moins juridique est un monde guetté par la barbarie ; mais, pour le faire comprendre, il faut que les juristes cessent de s’enfermer dans leur technique. Je veux aussi amuser (comme disait La Fontaine, qui était juriste : « une morale nue apporte de l’ennui. Le conte fait passer le précepte avec lui ») et donner du droit une image plus humaine, celle qui est la sienne dans la réalité. C’est pourquoi chaque conte est suivi d’une série de questions en vue de susciter ce genre de débats. Je suis convaincu aussi que réfléchir au droit en le racontant est une méthode qui séduira plus d’un enseignant. Du reste, c’est ce que nous faisons souvent en entamant l’exposé d’une théorie aride en racontant tel ou tel arrêt de Strasbourg, de Luxembourg, du Conseil d’État ou de telle ou telle juridiction judiciaire. Je suis convaincu qu’il y a un conteur qui sommeille en tout juriste ; et ce ne sont pas nos collègues de Common Law qui nous contrediront.
Faut-il craindre de voir du droit partout ?
Bonne question, car le droit — je dirais un droit un peu dénaturé, instrumentalisé par toutes sortes de normativités extérieures — présente une tendance inflationniste aujourd’hui. Le grand civiliste et sociologue Jean Carbonnier avait raison à cet égard, qui célébrait les « pauses du non-droit » qui sont comme la respiration du droit. Et Portalis se gardait bien de vouloir tout réglementer ; c’est que les grands principes qui guident d’un peu loin (avec l’aide de la doctrine) juges et administrations, s’adaptent beaucoup mieux aux changements et au passage du temps que mille petites règles tatillonnes. Ceci dit, et à l’inverse, j’appelle de mes vœux une « culture juridique » qui imprègne tous les aspects de la vie sociale : respect de la dignité des personnes et référence au tiers notamment.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Le jour où j’ai suivi, à Louvain, mon premier cours de philosophie de Paul Ricoeur (je faisais le droit et la philosophie en parallèle, ce qui est possible en Belgique). Nous étions en 1971, et suite à l’épisode pénible de la poubelle reçue sur la tête à Nanterre, Paul Ricoeur avait été invité à faire cours à Louvain l’ancienne, Leuven. D’une voix douce mais déterminée, l’homme commençait par annoncer le plan de son heure d’enseignement, puis il disposait ses concepts comme les éléments d’une boîte à outils, ensuite il déroulait sa pensée devant nous, de façon lumineuse et exigeante, sans concession aucune mais avec beaucoup d’honnêteté sur ses difficultés et limites, et, à la 59e minute, nous nous trouvions devant une cathédrale d’idées, aussi impressionnante qu’accueillante. Le miracle s’est poursuivi tout le semestre, puis s’est confirmé encore lors de l’examen oral où le seul fait de se trouver face à face avec une telle générosité de l’intelligence rendait tout le monde un peu plus malin qu’en entrant. Rencontrer, ne serait-ce qu’une fois dans sa carrière, un très grand professeur est le plus grand bonheur qu’un étudiant puisse connaître.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Je constate que le questionnaire évolue ; l’an dernier la question était « quel est votre personnage de fiction préféré ? », et j’avais répondu « Tintin », assumant ma belgitude. Aujourd’hui, à juste titre, vous précisez « héros et héroïne » — aussi est-ce un personnage de femme que je retiendrai. La femme dans la tragédie grecque ; à une époque où les femmes ne jouissaient d’aucun droit, Sophocle, notamment, fait d’elles les vraies héroïnes de ces pièces. Ce sont elles — « la voix endeuillée de la cité », comme l’écrit Nicole Loraux — qui sont au cœur de l’action, ainsi Antigone et Electre par exemple. Antigone qui dit « je suis du côté de ceux qui aiment, et non de ceux qui haïssent » inspire les combats de toutes les époques. Greta Thunberg face à Donald Trump à l’Onu m’y faisait penser (et une rapide recherche sur internet m’apprend que je ne suis pas le seul).
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
À l’heure où nous sommes harcelés de mails et de messages en tous genres, poursuivis à toute heure du jour et de la nuit, sommés de signer des pétitions, de répondre à des enquêtes de satisfaction, de se soumettre à toutes sortes d’évaluation en ligne, de remettre des rapports d’activités, de remplir des mois d’avance des ordres de missions, je rêve de la consécration solennelle du droit de rêver. Oui, une trêve informatique, un dimanche numérique, une pause enfin. Le privilège de se retrouver face à soi-même, et de rêver d’un monde possible, plutôt que de se soumettre à un monde calculable.
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