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Compétence universelle : une décision pour l’Histoire
Le 12 mai 2023, la Cour de cassation réunie en Assemblée plénière a donné une lecture souple de dispositions répressives permettant de mettre en œuvre notre compétence universelle. Elle permet ainsi aux juridictions pénales françaises de poursuivre et de réprimer plus aisément les auteurs de crimes internationaux commis à l’étranger.
L’heure est grave : l’Assemblée plénière – la formation la plus solennelle de la Cour de cassation – avait dû être saisie par le Procureur Général près la Cour de cassation, François Molins. C’est au demeurant la première fois qu’elle a été amenée à se prononcer en droit pénal international afin de donner le « la » sur les poursuites concernant les crimes internationaux par les juridictions pénales françaises, au terme de la deuxième audience filmée de l’histoire de la Cour de cassation (depuis la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, il est désormais possible de retransmettre des audiences pour un motif d’intérêt public d’ordre pédagogique, informatif, culturel ou scientifique. La Cour de cassation bénéficie d’un dispositif propre permettant une diffusion le jour même de l’enregistrement à l’initiative du premier Président).
Et c’est d’un paradoxe dont il sera question ici : si le législateur se plaît à multiplier – en apparence du moins – les possibilités répressives pour se saisir d’infractions commises à l’étranger, s’il a créé – près le Tribunal judiciaire de Paris en 2012 – un Pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes internationaux, le juge répressif français sera souvent dans l’impossibilité ou de poursuivre, ou d’obtenir une condamnation, là où d’autres Etats européens apparaissent bien plus efficaces. La réalité était celle d’une application restrictive de la compétence universelle en France.
Il convenait de ne pas se tromper : le Procureur Général a débuté son réquisitoire – le dernier de sa carrière – en précisant qu’« il ne faut pas que la compétence universelle devienne lettre morte » pour ensuite affirmer « il en va de la crédibilité de la justice française et de la justice internationale » avant de demander le rejet des deux pourvois posant trois questions majeures et inédites à l’Assemblée plénière.
Les problèmes juridiques posés
L’article 689-11 du Code de procédure pénale est issu de l’article 8 de la loi no 2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale. Déféré au Conseil constitutionnel, celui-ci a été déclaré non contraire à la Constitution, le Conseil ayant néanmoins précisé, dans sa décision du 5 août 2010, qu’il « ne revient pas au Conseil constitutionnel de contrôler la compatibilité d’une loi aux stipulations d’un traité ou accord international », au sujet de l’inversion du principe de complémentarité énoncé par la quatrième condition de l’article (déclinatoire de compétence de la Cour pénale internationale, alors que l’article 1er du Statut de Rome prévoit déjà un principe de complémentarité). Dès lors, ont été menés différents combats pour la suppression du critère de résidence et celui de la double incrimination, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Sans succès, sauf pour le génocide depuis la loi no 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
Aujourd’hui, l’article 689-11 du Code de procédure pénale modifié, dans sa version en vigueur au 1er janvier 2020, dispose : « Hors les cas prévus au sous-titre Ier du titre Ier du livre IV pour l'application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale, ouverte à la signature à Rome le 18 juillet 1998, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger l'une des infractions suivantes :
1° Le crime de génocide défini au chapitre Ier du sous-titre Ier du titre Ier du livre II du code pénal ;
2° Les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre Ier, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée ;
3° Les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée.
La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du procureur de la république antiterroriste et si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. A cette fin, le ministère public s'assure de l'absence de poursuite diligentée par la Cour pénale internationale et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre Etat n'a demandé son extradition. Lorsque, en application de l'article 40-3 du présent code, le procureur général près la cour d'appel de Paris est saisi d'un recours contre une décision de classement sans suite prise par le procureur de la République antiterroriste, il entend la personne qui a dénoncé les faits si celle-ci en fait la demande. S'il estime le recours infondé, il en informe l'intéressé par une décision écrite motivée ».
Deux pourvois et trois problèmes de droit pour des infractions commises à l’étranger (en l’espèce en Syrie, Etat non signataire du Traité de Rome créant la Cour pénale internationale) par des étrangers sur des victimes de nationalité étrangère concernant notamment la condition de double incrimination des crimes contre l’humanité, la définition de la notion de résidence habituelle et de façon plus anecdotique la qualité de l’auteur d’un acte de torture au terme de l’article 689-2 du Code de procédure pénale.
Les deux affaires
Majdi Nema a été arrêté en janvier 2020. Ancien porte-parole d’un groupe islamiste salafiste de lutte armée contre Bachar El Assad, il est poursuivi notamment pour actes de torture et de barbarie et crimes de guerre commis entre 2013 et 2016. Si la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a estimé dans son arrêt du 4 avril 2022 que la condition de double incrimination était remplie au motif que la loi syrienne prévoit « par équivalence » plusieurs crimes de guerre, deux questions plus prégnantes ont intéressées l’Assemblée plénière le concernant.
D’abord, quid de la notion de résidence habituelle, en l’occurrence l’un des verrous procéduraux énoncés à l’article 689-11 du Code de procédure pénale ? Arrêté à Marseille où il suivait un cycle d’études pour trois mois, prétendant résider en Turquie, Majdi Nema était titulaire d’un visa court séjour et avait en sa possession des tickets de métro et une carte de transport marseillais, ainsi qu’un abonnement à une ligne de téléphonie mobile en cours de résiliation. Que faut-il entendre par l’exigence de résidence habituelle – dont on suppose qu’elle n’a à être ni exclusive ni permanente – et s’agit-il d’une question de fait qui doit être laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond ?
Ensuite, peut-on faire application de l’article 689-2 du Code de procédure pénale à un groupe armé non étatique ? Faut-il dépasser la lettre de nos engagements internationaux (la convention de New-York contre la torture vise un « agent de la fonction publique ou toute personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement express ou tacite ») pour en préserver l’esprit à savoir l’universalité du droit de punir et la lutte contre l’impunité ? Pour être punissable en France, l’auteur doit-il être un agent étatique, ce que n’est pas Majdi Nema ?
La seconde affaire concerne Abdulhamid Chaban – un réserviste de l’armée syrienne – arrêté en France en 2019 et poursuivi notamment pour complicité de crime contre l’humanité commis entre 2011 et 2013. Si la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris avait validé la mise en examen en 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait – par un retentissant arrêt du 24 novembre 2021 – pris une position inédite estimant que la condition de double incrimination n’était pas remplie, le droit pénal syrien ne réprimant pas – en tant que tel – les crimes contre l’humanité. Était posé ici le problème de l’élément contextuel du crime contre l’humanité (une attaque généralisée ou systématique contre une population civile) qui n’est pas visé par l’incrimination étrangère, la loi syrienne réprimant par ailleurs le meurtre, le viol etc. Faut-il dès lors des infractions identiques ou simplement similaires ? Faut-il simplement que le fait soit incriminé dans les deux pays ou doit-il être incriminé de la même façon par les deux pays ?
Le droit dit par l’Assemblée plénière
Lors de l’audience, toutes les parties se sont tournées vers les intentions du législateur et ont utilisé cet argument à l’appui de leur démonstration. Autant dire que ces dernières étaient loin d’être claires. A des fins d’efficacité répressive, par deux arrêts richement explicités au regard notamment des intentions du législateur de l’époque, l’Assemblée plénière a rejeté les deux pourvois.
Elle a ainsi estimé que la notion de résidence habituelle s’apprécie souverainement par les juges du fond et qu’il convient de vérifier qu’il existe entre la France et l’individu poursuivi un lien de rattachement suffisant, sur la base d’un faisceau d’indices. Ainsi la chambre de l’instruction a-t-elle pu caractériser la résidence habituelle de Majdi Nema sur le territoire français eu égard à sa durée, à la formation universitaire suivie ainsi qu’aux liens sociaux et matériels de l’intéressé (§ 45).
Ensuite, pour ce qui concerne l’article 689-2 du Code de procédure pénale, l’Assemblée plénière souligne que la notion de personne ayant agi à titre officiel vise également une personne agissant pour le compte ou au nom d'une entité non gouvernementale, lorsque celle-ci occupe un territoire et y exerce une autorité quasi gouvernementale. Madji Nema revêtait bien cette qualité, dès lors que l’organisation à laquelle il appartenait occupait à l’époque considérée, sur le territoire de la Ghouta orientale, des fonctions quasi-gouvernementales (§ 29).
Enfin, pour ce qui concerne la double incrimination, il convient d’en avoir une interprétation souple : elle n’implique pas que la qualification pénale des faits soit identique mais requiert seulement qu’ils soient incriminés par les deux législations. Ce qui était bien le cas pour les faits reprochés à Abdulhamid Chaban, poursuivis sous la qualification de crimes de guerre et complicité, et qui sont punis en substance par la législation syrienne au travers d’infractions de droit commun et de celles d’implication d’enfants dans les hostilités (§ 77). L’assemblée plénière ajoute qu’il convient d’avoir la même interprétation qu’en matière de droit extraditionnel, motif étant pris que « le mécanisme de la compétence universelle constitue une alternative au mécanisme de coopération pénale qu'est l'extradition et trouve à s'appliquer dans le cas où l'État étranger est défaillant dans son obligation de poursuivre les crimes internationaux » (§ 62). Aut dedere, aut judicare. La Cour de cassation nous rappelle ainsi les fondamentaux de la justice pénale internationale développés dès le 17e siècle par Grotius (Le droit de la guerre et de la paix, 1625, L. II, ch. XX, LX, 3).
La décision est historique et aura des conséquences judiciaires et politiques dans les mois et les années à venir. On prendra alors toute la mesure de l’œuvre de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en matière de compétence universelle.
Références :
■ Cass., ass. plén., 12 mai 2023, n° 22-80.057 et 22-82.468 B
■ Crim. 24 nov. 2021, n° 21-81.344 B : DAE, 25 janv. 2022, note C. Ménabé ; D. 2022. 144, avis R. Salomon ; ibid. 150, note G. Poissonnier ; AJ pénal 2022. 80, note K. Mariat ; RSC 2022. 41, obs. P. Beauvais ; ibid. 51, obs. Y. Mayaud.
■ Paris, 4 avr. 2022, RG n° 2020/06201
■ Crim. 24 mai 2018, n° 17-86.340 P : DAE, 14 juin 2018, note S Lavric ; D. 2018. 1154 ; ibid. 1480, entretien A. Gogorza ; AJ pénal 2018. 375, obs. C. Courtin ; ibid. 472, obs. C. Otero.
■ Cons. const. 5 août 2010, n° 2010-612 DC : DAE, 10 sept. 2010, note S Lavric ; RSC 2011. 173, obs. B. de Lamy.
■ Rép. pén. Dalloz, vo Compétence internationale, par D. Brach-Thiel.
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