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[ 3 février 2020 ] Imprimer

De la protection du patrimoine sensoriel des campagnes françaises aux… troubles anormaux du voisinage

Récemment, la presse s’est fait l’écho d’une proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises. Des ambitions de cette loi, qui avait pour objectif d’empêcher l’invocation des troubles anormaux du voisinage lorsque la source de ces derniers provenait d’un élément de ce « patrimoine sensoriel », comme le chant d’un coq ou la « bonne » odeur du fumier…, il ne reste, heureusement, plus grand chose.

Il faut dire que cette proposition de loi réunissait tous les maux de la législation contemporaine. Son opportunité n’était pas démontrée ; elle mettait en place une procédure administrative d’une complexité sans nom ; ses effets juridiques étaient mal maîtrisés.

Opportunité non démontrée. Lors des débats qui ont eu lieu le 22 janvier 2020, les députés ont fustigé la « judiciarisation de la vie en commun », voire « l’hyper-judiciarisation de notre société », qui aurait conduit, en la matière, à des « recours en justice excessifs formés contre les bruits et les odeurs de la campagne »… Pourtant, ce phénomène n’est absolument pas démontré. Il ne s’agit que d’un sentiment diffus, alimenté par une poignée d’affaires dans lesquelles, au demeurant, les plaignants n’ont pas nécessairement eu gain de cause. L’exposé des motifs de la proposition de loi reconnaissait d’ailleurs qu’il « existe relativement peu de jurisprudence au sujet des nuisances sonores de caractère rural » et les chiffres avancés confirmaient même la faible ampleur du contentieux : 1 800 dépôts de plainte pour dommages liés à l’environnement et 490 recours pour troubles anormaux du voisinage devant la Cour de cassation (l’année n’est pas précisée). Une goutte d’eau dans l’océan judiciaire, étant entendu, de surcroît, qu’il n’était même pas dit que ces « plaintes » et ces « recours » aient spécifiquement concerné les bruits et les odeurs de la campagne…

On rappellera d’ailleurs que l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation interdit de se plaindre des nuisances causées par des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques, dès lors, d’une part, que ces nuisances préexistaient au jour, par exemple, de l’achat du bâtiment les subissant et, d’autre part, que l’activité concernée s’exerce conformément à la législation en vigueur. 

Ainsi, les « néoruraux » qui s’installent, par exemple, à côté d’une ferme ne peuvent pas se plaindre du bruit et de l’odeur des animaux, ce qui règle la majeure partie des problèmes. 

Les occasions de l’Assemblée nationale de communier, tout groupe parlementaire confondu, étaient sans doute trop rares pour que les députés s’attardent sur l’intérêt de légiférer en ce domaine… Et les parlementaires de célébrer la campagne qui « regorge d’odeurs et d’effluves divers de la terre après la pluie, de parfums de fleurs, d’émanations de nectars, intrinsèques à la nature auxquelles se mêlent les odeurs liées à l’activité humaine, celles du fumier et du lisier ». 

Ainsi, pour protéger les campagnes contre le péril des « néoruraux », il aurait été impératif de lister les éléments de son patrimoine afin de le protéger contre tout recours fondé sur les troubles anormaux du voisinage.

Procédure byzantine. La proposition de loi envisageait ainsi d’introduire, dans le Code du patrimoine, la notion de « patrimoine sensoriel des campagnes » et de créer une commission ad hoc, qui aurait été chargée de lister « les émissions sonores et olfactives des espaces et milieux naturels terrestres et marins, des sites, aménagés ou non, ainsi que des êtres vivants qui présentent au regard de la ruralité un intérêt suffisant pour en rendre désirable la préservation »… Vaste programme, qui a visiblement beaucoup amusé les députés, ceux-ci ayant fait preuve d’une grande érudition lorsqu’il s’est agi de nommer les cris des animaux. 

Quel bel inventaire à la Prévert aurait constitué ce patrimoine sensoriel des campagnes ! Bourdonnement de l’abeille, bêlement du mouton, piaulement de l’albatros, braiment de l’âne, beuglement du bœuf, etc. Et quel casse-tête en perspective pour différencier les émissions sonores et olfactives de la campagne ayant un intérêt suffisant pour être protégé des autres. 

Effets juridiques mal maîtrisés. Dans le système de la proposition de loi, la liste des bruits et des odeurs protégés était pourtant fondamentale puisque ces derniers auraient été immunisés contre le recours fondés sur les troubles anormaux du voisinage ! Mais qui ne voit que ce texte ne réglait aucunement les difficultés visées ? Passe encore de protéger les sons et les odeurs de la campagne, mais quid des frontières de cette dernière. Le périmètre de la protection n’était pas défini. Dès lors, cette loi n’aurait pas véritablement tari le contentieux, si tant est que celui-ci soit significatif. Les juges auraient eu pour tâche principale de vérifier si le trouble était situé dans le périmètre protégé. Or, c’est peu ou prou ce qu’ils font déjà. Comme on l’a vu dans un précédent billet (Billet du 16 sept. 2019), les juges prennent en compte l’environnement pour savoir si le trouble invoqué est anormal dans le contexte qui est le sien (V. par ex. CA Orléans, 4 février 2019, n° 17/00584 : « S'agissant des troubles anormaux de voisinage, il appartient à celui qui s'en prévaut d'en rapporter la preuve, étant précisé que la seule preuve d'un trouble de voisinage est insuffisante et qu'il convient également d'établir son caractère anormal notamment au vu du lieu et de l'environnement »)

Le Conseil d’État s’étant montré très critique à l’endroit de cette proposition de loi, celle-ci a été vidée de son contenu, n’en déplaise à son promoteur qui estime, contre l’évidence, que ses objectifs ont été conservés.

Exit l’introduction de la notion de « patrimoine sensoriel de la campagne » du Code du patrimoine ; exit la commission ad hoc ; exit l’immunité des éléments de ce patrimoine au regard des troubles anormaux du voisinage !

La loi propose seulement d’introduire la notion de sons et d’odeurs, non plus de la campagne, mais des milieux naturels dans l’article L. 110-1 du Code de l’environnement, de confier aux services régionaux de l’inventaire du patrimoine culturel la mission d’étudier et de qualifier l’identité culturelle des territoires et, enfin, de demander au Gouvernement un rapport « examinant la possibilité d’introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage ».

Le Gouvernement aura d’autant moins de mal à faire ce rapport que l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile envisage déjà cette introduction. Il s’agit de l’article 1244 : « Le propriétaire, le locataire, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs, qui provoque un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage, répond de plein droit du dommage résultant de ce trouble.

Lorsqu’une activité dommageable a été autorisée par voie administrative, le juge peut cependant accorder des dommages et intérêts ou ordonner les mesures raisonnables permettant de faire cesser le trouble ».

Autant dire que de la proposition de loi initiale il ne reste absolument rien, ce dont on ne se plaindra pas vraiment. En revanche, si, à l’occasion de ce rapport, le Gouvernement pouvait se pencher plus avant sur l’article 1244, insuffisant en l’état, cette proposition de loi, si d’aventure elle était votée, pourrait avoir, involontairement, un effet.

 

Auteur :Mathias Latina


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