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L'abandon du contrôle restreint pour les sanctions infligées aux fonctionnaires : une solution politiquement correcte mais juridiquement insuffisante
Dans un arrêt promis à la célébrité, le Conseil d'État vient d'abandonner sa jurisprudence Lebon, qui limitait à « l'erreur manifeste d'appréciation », le contrôle sur la gravité des sanctions infligées aux fonctionnaires, au profit d'un contrôle de proportionnalité, ou plus exactement si on lit bien l'arrêt, d'un contrôle de la « disproportion », entre les faits ayant justifié la sanction et la nature de la sanction.
Il s'agissait d'une décision sinon attendue du moins envisagée, depuis que l'intensité du contrôle du juge administratif sur d'autres types de sanction avait été accrue (CE 22 juin 2007, Arfi ; CE 16 févr. 2009, Atom). Il reste que la solution retenue, si elle est conforme à l'air du temps jurisprudentiel, est fort loin d'apporter tous les éclaircissements que l'on pourrait attendre sur ce que signifie concrètement ce passage au contrôle de la proportionnalité.
Essayons tout d'abord de poser quelques jalons logiques pour réfléchir à cette question.
Dans le contexte d'un régime juridique sanctionnateur, le principe de proportionnalité, on le sait, est un prolongement du principe de l'individualisation des peines : la peine, la sanction, doit être adaptée par l'autorité qui la prononce (v. Guillaume Chetard). Le contrôle de la proportionnalité par le juge consiste donc à apprécier si l'autorité administrative a convenablement exercé cette fonction d’individualisation de la peine qui lui revient. Mais comme le souligne avec beaucoup de sagacité G. Chetard, l'exercice du contrôle de proportionnalité est à la fois indispensable et impossible : indispensable comme fondement d'un système libéral de garantie des droits, impossible parce que l'exacte proportion ne peut jamais être définie. Elle supposerait, en effet, la possibilité d'établir une hiérarchie objective de toutes les situations individuelles et de leur assigner une détermination quantitative et qualitative de la peine à appliquer, ce qui est évidemment un projet qui convient mieux à une Fiction de Borgès, qu’à un système pénal ou répressif.
C’est la raison pour laquelle la proportion de la sanction ne peut être contrôlée que lorsque l'excès de sanction est manifeste, c’est-à-dire lorsqu’il apparaît avec une évidence suffisante aux yeux du juge.
Pour le dire autrement, le contrôle de la proportionnalité d'une sanction est nécessairement un contrôle de la disproportion manifeste.
Évidemment une telle conclusion pose par conséquent directement la question de savoir s'il peut véritablement y avoir différence concrète entre le contrôle de «l'erreur manifeste » mis en place par le Conseil d’État dans l'arrêt Lebon de 1978, et le désormais contrôle de la « proportion » ou de la « disproportion ».
On pourrait tenter de donner une réponse positive à cette question en utilisant les outils mis en place par le droit allemand, puis, avec de moindres bonheurs par le droit de l'Union et le droit européen, à savoir en utilisant des « tests » de proportionnalité, c’est-à-dire des critères posés sur des bases objectives qui permettent de vérifier dans des situations concrètes si tel ou tel aspect du principe de proportionnalité a été respecté : nature des intérêts en jeu, situation personnelle et professionnelle de l'agent, conséquences concrètes de la sanction, perspective d'amendement de l'agent, etc.
Ce n'est qu'au prix de cette pluralité d’appréciations que pourrait être dessiné un tableau plus précis de la proportionnalité.
Or, force est de constater que l'arrêt qui a été rendu par le Conseil d'État est fort loin de cette « critérisation », si l'on nous autorise ce fort laid solécisme.
Certes cet arrêt dessine quelques pistes de critères « la gravité des fautes », « l'éminence et la dignité des fonctions », l'absence de « conscience de la faute », mais force est de constater qu'il ne s'agit que d'éléments tirés de la nature spécifique du dossier et en aucune manière de critères objectifs susceptibles d'être employés dans d'autres contextes et pour d'autres types de fautes. De surcroît, ces critères sont employés sous forme d'accumulation, comme autant d'éléments à charge, sans jamais énoncer ce qui aurait pu constituer le contrepoids de l'analyse. Ici par exemple, l'âge du sanctionné, ces états de service, ses perspectives d'amendements.
Ainsi la mobilisation des seules ressources à charge du dossier pour justifier la sanction va à l'encontre de cette logique d'établissement de critères qui seule peut permettre d'approcher et d'objectiver le contrôle de la proportionnalité.
Cela traduit à notre point de vue un des véritables enjeux de la jurisprudence administrative de demain.
Le Conseil d'État est actuellement engagé dans un mouvement d'évolution jurisprudentielle centré autour de deux tendances majeures :
– la première consiste en un renforcement des pouvoirs procéduraux ou substantiels du juge, dont témoigne bien l'arrêt Tropic Travaux signalisation en matière contractuelle par exemple, ou l'affirmation de contrôles plus stricts sur les sanctions, dans le domaine qui nous préoccupe aujourd’hui ;
– la seconde consiste en la mise ne place d'une « ego-jurisprudence » dans laquelle seule le juge sait ce qui est juste, en vertu d'une appréciation intuitive et non démontrée : dans l'arrêt Danthony, c'est le juge seul qui sait dans quel cas le vice de procédure a eu une influence sur la décision ultérieure ; dans le référé-suspension, c’est le juge seul qui sait si l'urgence est « objectivement » caractérisée ; dans le contentieux Tropic, c’est le juge seul qui sait quelle est la gravité de l’irrégularité dont est affectée le contrat et le meilleur moyen de la censurer ou de la réparer.
Dans le domaine des sanctions, cette tendance se manifeste aussi puisque sous couvert d'approfondissement du contrôle, l'absence de mise en place de critères objectifs de la proportion, conduit à ce que seul le juge saura quelle est la juste et légale proportion, en fonction d'appréciations qui lui sont propres.
Or cette évolution jurisprudentielle a pour effet évident d'éloigner le juge des justiciables, qu'il s'agisse d'ailleurs de l'administration comme des personnes privées : les décisions rendues deviennent indécises, le contrôle est rigoureux mais son résultat imprévisible, l'aléa dans la prise de décision s’accroît, et la compréhension de la légalité s'amenuise.
On oublie trop les fortes phrases de Romieu concluant sur l'arrêt Martin et définissant les fonctions du recours pour excès de pouvoir : « censurer l'illégalité, éclairer l'opinion publique, et prévenir le retour des pratiques condamnées ». En se refusant à fonder ses solutions sur des critères objectifs et précisément énoncés, la jurisprudence administrative manque aux deux dernières de ces trois fonctions et distend ainsi le lien qu'elle avait tissé avec la société civile et l'administration.
Références
■ CE, ass., 13 nov. 2013, M. B., req. n° 347704, Dalloz Actu Étudiant 26 nov. 2013.
■ CE 22 juin 2007, Arfi, n° 272650, RFDA 2007. 1199, obs. Mattias Guyomar.
■ CE 16 février 2009, Atom, n° 274000, RFDA 2009. 259, obs. Claire Legras.
■ CE, sect., 9 juin 1978, Lebon, req. n° 05911, Lebon 245.
■ G. Chetard, « La proportionnalité de la répression dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », RSC 2013. 51.
■ CE 16 juill. 2007, Société Tropic Travaux signalisation, n°291545, AJDA 2007. 1497, tribune S. Braconnier.
■ CE 19 juin 2013, Danthony, n°352898.
■ CE 4 août 1905, Martin, Lebon 749, concl. J. Romieu, S. 1906. III. 49, note M. Hauriou ; RDP 1906. 249, note G. Jèze.
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