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[ 7 avril 2025 ] Imprimer

Le blocage de tik tok retoqué

Alors que le juge des référés avait rejeté le recours dirigé contre le blocage temporaire du réseau social Tik Tok en Nouvelle-Calédonie après le déclenchement de la crise du 13 mai (CE ord. réf., 23 mai 2024, n° 494320), le Conseil d’État vient de juger que la décision du Premier ministre avait porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, à la liberté de communication des idées et opinions et à la liberté d’accès à l’information (CE 1er, avr. 2025, nos 494511, 494583 et 495174, Ligue des droits de l’homme, La Quadrature du net, M. C. et autres). Décryptage.

L’information sera certainement passée inaperçue dans tout le tohu-bohu entourant la condamnation de Marine Le Pen, tombée le même jour (1er avril …), mais elle mérite certainement qu’on y prête attention. Amené à statuer au fond sur la question de la suspension temporaire du réseau social Tik Tok en Nouvelle-Calédonie au moment des émeutes qui ont secoué l’archipel en mai 2024, le Conseil d’État a invalidé la décision du Premier ministre de l’époque Gabriel Attal. Alors que des doutes pouvaient exister quant au fondement légal de cette initiative, prise en dehors de l’état d’urgence (en ce sens JCP G n° 49, 6 déc. 2024, 1466 ; v. aussi V. Ndior et M. Lavaine, « Blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie : une décision qui fait débat », Le Club des juristes, 27 mai 2024), par ailleurs décrété par le président de la République (Décr. nos 2024-436 et 2024-437 du 15 mai 2024), c’est l’absence de garanties dans la mise en œuvre de cette mesure qui entraine la censure.

Le recours à la théorie des circonstances exceptionnelles, en complément des mesures pouvant être prises dans le cadre de l’état d’urgence, est donc validé. C’est le premier point que devait trancher le Conseil d’État.

La théorie des circonstances exceptionnelles est une théorie prétorienne forgée dans le contexte de la Première guerre mondiale permettant à l’administration, sous le contrôle du juge, de ne pas respecter la légalité ordinaire pour assurer la continuité des services publics (CE 28 juin 1918, Heyriès, req. n° 63412 : à propos d'une révocation prononcée sans communication préalable du dossier ; CE 28 févr. 1919, Dames Dol et Laurent, req. n° 61593 : à propos de mesures de police portant atteinte à la liberté de circulation des individus ; v. fiche d’orientation Dalloz). À son sujet, certains commentateurs n’avaient pas manqué de souligner « l’archaïsme du point de vue de l’État de droit » (Le club des juristes préc.) de ce fondement. Et en ce sens, l’association « La quadrature du net », dans sa requête, avait soulevé l’inconventionnalité du recours à cette théorie et l’absence de base légale de l’ingérence ainsi créée dans le droit à la liberté d’expression.

Sur ce point, le Conseil d’État rappelle le cadre juridique applicable. Ainsi, « la survenue de circonstances exceptionnelles, de nature, notamment, à entraver le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, à compromettre de manière immédiate la santé de la population ou son accès aux services essentiels, ou à porter atteinte à l’ordre public, dans des conditions d’une particulière gravité, permet à l’autorité administrative de prendre, en urgence, toutes mesures pour pourvoir aux nécessités du moment, lorsqu’elle est dans l’impossibilité d’agir selon les normes en vigueur, à la condition que de telles mesures soient indispensables au regard des circonstances prévalant à la date de la décision, sous l’entier contrôle du juge administratif » (§ 2). Et il estime que « la possibilité ouverte à l’autorité administrative de prendre des mesures excédant le champ normal de ses compétences, en cas de survenue de telles circonstances, dans les conditions rappelées au point 2, résulte d’une jurisprudence bien établie constituant, par suite, une base légale suffisamment prévisible » (§ 9). Ces formules signent le retour en grâce de la théorie des circonstances exceptionnelles qui, loin d’être enterrée, peut donc constituer la base légale pertinente d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression, la « loi » au sens matériel du terme étant suffisamment prévisible puisqu’elle repose sur une jurisprudence bien établie. 

Sur la combinaison de l’état d’urgence et de cette théorie (et la légalité des mesures cumulées pouvant en découler), le Conseil d’État précise que les dispositions de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence « ne faisaient pas obstacle, par principe, à ce que le Premier ministre mette en œuvre, à compter du 15 mai 2024, simultanément à l’état d’urgence, l’interruption du service de communication au public en ligne « TikTok » décidée la veille, pour des motifs autres que ceux relatifs à la lutte contre le terrorisme, sous réserve qu’eu égard aux circonstances exceptionnelles prévalant sur le territoire néo-calédonien, aucune des autres mesures prévues par la loi du 3 avril 1955, non plus qu’aucune des mesures de droit commun susceptibles d’être prises, ne fût de nature à pourvoir aux nécessités du moment » (§ 9). Est ainsi validée la complémentarité des deux fondements, et la possibilité d’une mise en œuvre simultanée de mesures en découlant. Le recours à la théorie des circonstances exceptionnelles étant ici venue pallier à la fois la carence de la loi de 1955 sur ce point (dont l’article 11 réserve l’interruption d’un service de communication en ligne aux seuls cas de provocation à la commission et d’apologie d’actes de terrorisme) et l’insuffisance du cadre juridique offert par le droit commun (qui ne permettait pas de faire cesser la diffusion et la propagation virale, dans le contexte des émeutes, de contenus incitant au recours à la violence).

Si la base légale de la décision du Premier ministre se trouve consolidée, il fallait encore, pour le Conseil d’État, vérifier ses conditions de mise en œuvre pour savoir si elle pouvait passer pour nécessaire, adaptée et proportionnée.

Partant de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et rappelant l’importance cardinale du respect de la liberté d’expression et de communication en démocratie, laquelle « implique la liberté d’accéder [aux services de communication au public en ligne] et de s’y exprimer » (§ 6), le Conseil énonce un principe : « eu égard aux atteintes portées à la libre communication des pensées et des opinions, à la liberté d’expression et à tous les autres droits et libertés dont un service de communication au public en ligne permet l’exercice, notamment le droit à la vie privée et familiale et la liberté du commerce et de l’industrie, l’autorité administrative ne saurait décider, en dehors des cas prévus par la loi, de l’interruption de l’accès à un tel service » (§ 9). Et de poser néanmoins un cadre permettant d’y déroger exceptionnellement : ainsi, une mesure d’interdiction peut être décidée « en cas de circonstances exceptionnelles, si elle est indispensable pour répondre aux nécessités du moment. Dans ce cadre, une interruption ne saurait être légalement décidée qu’à titre provisoire, à la condition, d’une part, qu’aucun moyen technique ne permette, dans l’immédiat, de prendre des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés en cause, et, d’autre part, que l’interdiction soit prise pour une durée n’excédant pas celle requise pour rechercher et mettre en œuvre de telles mesures » (ibid.).

Trois séries de conditions s’en évincent, permettant d’établir la nécessité et la proportionnalité de l’interdiction totale du service : celle-ci doit être indispensable au regard des circonstances, constituer un dernier recours (l’ultima ratio par comparaison avec des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression) et être décidée pour une durée précise (n’excédant pas celle requise pour mettre en œuvre une mesure alternative moins grave pour les libertés).

Confrontant ces critères à la mesure de blocage touchant le territoire néocalédonien décidée par Gabriel Attal, pour une période allant du 14 au 29 mai 2024, le Conseil d’État énonce que le Premier ministre « était en droit, au vu des circonstances exceptionnelles (…) [celles de troubles publics d’une particulière gravité], et en l’absence d’autres moyens techniques immédiatement disponibles, de décider de l’interruption provisoire du service de communication au public en ligne « TikTok », pour une durée déterminée n’excédant pas celle nécessaire à la recherche et à la mise en œuvre, le cas échéant en lien avec le fournisseur du service, de mesures alternatives permettant d’atteindre l’objectif recherché et moins attentatoires aux droits et libertés en cause, telles, notamment, que le blocage de certaines fonctionnalités du réseau » (§ 10). Cependant aucune autre solution qu’une interruption totale du service n’ayant été recherchée et aucun délai (hormis lié à la persistance des troubles) n’ayant assorti cette mesure, le Premier ministre a porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, à la liberté de communication des idées et opinions et à la liberté d’accès à l’information (ibid.).

Il est donc possible de suspendre le fonctionnement d’un réseau social si des circonstances exceptionnelles l’exigent mais il s’agit alors d’entourer la mesure de garanties appropriées afin de garantir un juste équilibre entre la préservation de l’ordre public (mise en péril en l’occurrence par une crise insurrectionnelle à la fois soudaine et ultra violente ayant pris au dépourvu absolument tout le monde, responsables politiques locaux et nationaux compris) et la nécessaire protection des libertés de communication des pensées et des opinions et d’expression et des autres droits et libertés dont un service de communication au public en ligne permet l’exercice.

Il s’agit certainement d’une « victoire à la Pyrrhus » pour les défenseurs des libertés (l’expression a été utilisée par le conseil des trois particuliers ayant agi aux côtés des deux associations ; Le Monde avec AFP, 1er avr. 2025) puisque la décision du Premier ministre est certes invalidée mais le Conseil d’État pose surtout un cadre légal pour de possibles restrictions (évoquant « une menace pour l’avenir » et le risque d’un précédent, v. le conseil de la LDH, ibid.).

Le législateur pourrait se saisir de la question de l’usage des réseaux sociaux dans le contexte de violences urbaines. La loi, on l’a dit, apporte une réponse très partielle, en autorisant le ministre de l'intérieur, dans le cadre strict de l’état d’urgence, à prendre toute mesure pour assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie (art. 11-II de la L. n° 55-385 du 3 avr. 1955, modifié dans le contexte des attentats de novembre 2015, par la L. n° 2015-1501 du 20 nov. 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions). À la suite des émeutes de juin 2023, la commission des lois du Sénat avait justement pointé la « nécessité d’une meilleure prise en compte de l’usage protéiforme et déterminant des réseaux sociaux dans le mode opératoire des émeutiers », et notamment préconisé la création d’un cadre général de blocage de certaines fonctionnalités des réseaux sociaux, tels que la géolocalisation en direct ou les lives (au sein du régime exceptionnel de l’état d’urgence et sous le contrôle du ministre de l’intérieur), de même que l’instauration d’un cadre pénal pour la poursuite des émeutiers mobilisant des supports numériques pour participer à des violences urbaines (en rendant possible la réquisition des données de connexion et l’application de la peine complémentaire de « bannissement numérique » ; v. Rapport d’information n° 521 (2023-2024), déposé le 9 avr. 2024, p. 19). Si une peine complémentaire de bannissement des réseaux sociaux a bien été créée par la loi n° 2024-449 du 9 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (art. 131-35-1 C. pén. ; sur ce texte, v. DAE, 1er juill. 2024, note Sabrina Lavric), qui s’applique à toute une série de délits (dont les provocations aux crimes et délits prévues par la loi sur la presse), les défis en la matière restent immenses. Ils sont à la hauteur des potentialités offertes par ses outils de communication en ligne qui peuvent se muer en véritables armes numériques …

 

Auteur :Sabrina Lavric


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