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Le billet

[ 23 septembre 2024 ] Imprimer

Le « Ladies Lounge », ou les limites de la liberté d’expression artistique ?

Le 17 septembre dernier, la Cour suprême de Tasmanie (Australie) a tenu une audience d’appel dans le cadre du « Ladies Lounge case ». Le « Ladies Lounge » est une œuvre d’art immersive de l’artiste américaine Kirsha Kaechele créée en 2020 et exposée au musée (MONA) de Hobart, la capitale de l’État de Tasmanie. Il s’agit d’un boudoir dont l’accès est interdit aux hommes, par référence aux lieux dont les femmes ont été exclues au cours de l’histoire (notamment les bars australiens, où elles étaient confinées dans des salons réservés aux dames jusqu’en 1965). 

Cette affaire de l’autre bout du monde – du point de vue de l’Hexagone en tout cas – permet non seulement de prolonger par l’esprit les vacances mais surtout de s’interroger sur la délicate articulation entre l’exercice de la liberté d’expression artistique et les dispositions de la loi étrangère (ici la législation de l’État de Tasmanie, qui fait partie de la fédération australienne) destinées à lutter contre les discriminations (en l’occurrence l’Anti-discrimination Act 1998).

L’affaire a débuté en avril 2023, lorsqu’un ressortissant australien, résident de Nouvelle-Galles du Sud (un autre État fédéré australien), s’est vu refuser l’accès à l’exposition alors qu’il avait payé, comme tout le monde, son billet d’entrée pour le musée. Devant le Tribunal civil et administratif de Tasmanie (TASmanian Civil and Administrative Tribunal – TASCAT), compétent en la matière, il invoqua la législation locale anti-discrimination et déclara qu’il n’avait pas été informé que son ticket d’entrée au musée ne lui permettrait pas de visiter l’exposition de Kirsha Kaechele. Dénonçant le caractère discriminatoire de l’œuvre, il demanda à titre subsidiaire, dans une logique consumériste cette fois, dès lors que la prestation correspondant au prix payé (35 dollars australiens, soit un peu plus de 21 euros) n’était que partiellement exécutée, qu’une réduction du prix du billet fut pratiquée. 

L’artiste américaine et le musée ne nièrent pas le caractère discriminatoire de cette expérience voulue comme immersive (et parfaitement efficace sur ce point !). En revanche, ils invoquèrent le caractère nécessaire de la démarche, sur le fondement de l’article 26 de la loi anti-discrimination relatif à l’égalité des chances (equal opportunities) qui dispose qu’« une personne peut exercer une discrimination à l’encontre d’une autre dans le cadre d’un programme, d’un plan ou d’une stratégie visant à promouvoir l’égalité des chances pour un groupe de personnes autrement désavantagé (to promote equal opportunity for a group of people who are disadvantaged) ou ayant un besoin particulier en raison d’une caractéristique prescrite ». Le 9 avril 2024, le TASCAT reconnut l’existence d’une discrimination injustifiée et ordonna au musée de permettre aux hommes d’accéder à l’exposition dans un délai de vingt-huit jours (v. Lau v. Morilla Estate Pty Ltd [2024] TASCAT 58 (9 April 2024)).

Cependant le MONA n’obéit pas à cette injonction, préférant fermer temporairement l’exposition à tout public et soutenir en justice la démarche de l’artiste (qui se trouve être l’épouse du propriétaire du musée). C’est dans ce contexte que la Cour Suprême de Tasmanie fut saisie (sur cette procédure, v. l’article du New York Times, au titre éloquent : « A Museum’s Feminist Artwork Excluded Men. So One Men Took It to Court », 20 mars 2024).

Dans l’intervalle, l’artiste décida de transférer son installation, renommée « ladies room », dans les toilettes pour femmes du musée, afin de continuer à en exclure les hommes (imparable là encore … v. France info, « Une artiste américaine affiche des Picasso dans … les toilettes des femmes d’un musée », 26 juin 2024). 

Last but not least, Kirsha Kaechele finit par révéler cet été que les œuvres exposées, dont certaines étaient attribuées à Pablo Picasso notamment, étaient des faux qu’elle avait peints elle-même (v. The Guardian Australia, « Fake Picassos : Mona admits Ladies lougne paintings were forged by Kirsha Kaechele », 10 juill. 2024).

Une œuvre d’art intrinsèquement discriminatoire peut-elle contribuer à lutter contre les discriminations ? C’est toute la question – emprunte de paradoxe – soulevée par cette affaire du « ladies lounge ». La positive a évidemment été soutenue par l’artiste et le musée devant la Cour Suprême de l’État le 17 septembre dernier (v. ABC News, « Mona's Ladies Lounge discrimination case heads to Tasmania's Supreme Court amid appeal to reinstate ladies-only space »)

Leur avocate a ainsi exposé que l’« univers inversé » du « Ladies Lounge » avait été conçu pour promouvoir l’égalité des chances en proposant aux hommes l’expérience de la discrimination telle qu’elle a été vécue par les femmes à travers le temps. La discrimination en étant donc le but, la raison d’être. Elle a également souligné que le plaignant avait, par son comportement, lui-même participé à l’œuvre de manière imprévue, et révélé sa pertinence (sans doute que rien n’est plus efficace pour comprendre une injustice – quelle qu’elle soit – que de la vivre soi-même). La partie adverse pour sa part a défendu la décision du TASCAT, affirmant que l’objectif visé par l’exposition était vague et que le MONA aurait dû expliquer clairement comment l’espace en question entendait aborder la question de l’égalité des chances. Son conseil a expliqué qu’on ne pouvait pas contester le fait que les femmes soient désavantagées, mais qu’il s’agissait de déterminer en quoi le « Ladies Lounge » pouvait y remédier de manière structurelle, conformément au but poursuivi par la loi anti-discrimination. 

Assurément l’exposition ne permet pas de « redresser » les inégalités qu’elle entend dénoncer. Mais à l’instar de certains happenings des Femens par exemple, on pourrait lui trouver une justification sur le terrain de la liberté d’expression. Ainsi, si l’on suivait les canons de la jurisprudence européenne en la matière (et ce de manière purement fictionnelle dès lors que l’Australie n’est évidemment pas partie à la Convention EDH ; elle est néanmoins partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, dont l’article 19 garantit la liberté d’expression dans des termes assez proches de ceux employés à l’article 10 de la Conv. EDH), il faudrait rechercher si la discrimination peut être justifiée ou non par l’exercice légitime de la liberté d’expression artistique et/ou militante sur une question d’intérêt général (pour l’exhibition sexuelle commise par des Femens, v. Crim. 26 févr. 2020, n° 19-81.827D. 2020. 438. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; ibid. 2021. 863, obs. RÉGINE ; AJ pénal 2020. 247, étude J.-B. Thierry ; Légipresse 2020. 233, étude L. François ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy ; RSC 2020. 307, obs. Y. Mayaud ; ibid. 909, obs. X. Pin ; Comp., pour le vol de portraits du président de la République par des militants écologistesCrim. 29 mars 2023, n° 22-83.458DAE 11 mai 2023, note Sabrina Lavric). 

Sur le blog du musée, Kirscha Kaechele explique à propos des faux Picasso que le « Ladies Lounge » devait être opulent et luxueux pour offrir un bel espace aux femmes, mais qu’il devait aussi exposer les œuvres d’art les plus importantes au monde afin que les hommes se sentent les plus exclus possibles (« if men were to feel as excluded as possible, the Lounge would need to display the most important artworks in the world – the very best » ; K. Kaechele, « "Art is not truth" : Pablo Picasso », MONA blog, 9 juill. 2024). Aussi radicale soit-elle, sa démarche relevait de la liberté d’expression artistique qui doit bénéficier à « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art » dès lors qu’’ils « contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique » (CEDH, 22 nov. 2016, Kaos c/ Turquie, req. 4982/07, § 47 ; v. déjà CEDH, 24 mai 1988, Müller et autres c/ Suisse, req. 10737/84, § 27 : « l’article 10 englobe la liberté d’expression artistique – notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées – qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes »).

Bien que soumise à un droit étranger, cette affaire, au-delà de son extravagance (car l’ensemble, y compris la comparution à l’audience d’appel, savamment orchestrée par l’artiste et une soixantaine de supportrices, identiquement vêtues et dont l’arrivée était chorégraphiée, et la plaidoirie de son conseil qui s’est achevée par une citation de Taylor Swift – semble relever d’une seule et même performance artistique), appelle à arbitrer entre deux libertés. Une question qu’il incombera donc à la Cour de Tasmanie de trancher. 

 

Auteur :Sabrina Lavric


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