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Le plafonnement des indemnités prud'homales pour licenciement injustifié est-il incompatible avec les normes internationales ?
Par trois jugements différents rendus en décembre 2018, les conseils de prud'homme de Lyon, Troyes et Amiens ont refusé de faire application des barèmes issus de l'ordonnance du 22 septembre 2017, prévoyant de plafonner l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Ce texte, réclamé par les organisations patronales, avait pour finalité de favoriser l'activité économique en permettant de prévoir à l'avance le coût des licenciements. Un rapport public récent a montré que les pouvoirs publics ne disposent d'aucun moyen pour en mesurer l'impact au regard du contentieux ou de l'activité économique (France Stratégie, Évaluation des ordonnances relatives au dialogue social et aux relations de travail, Note d'étape, déc. 2018, p. 63). Le texte a été cependant très critiqué, à la fois par les syndicats en raison de la limitation que ce texte emporte au regard du droit à réparation du licenciement, que par des auteurs qui ont fait valoir les atteintes que le texte porte aux textes internationaux ratifiés par la France (V. en particulier J. Mouly, Le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié devant le Comité européen des droits sociaux, Dr. soc. 2017. 745 ; C. Percher, Le plafonnement des indemnités de licenciement injustifié à l'aune de l'article 24 de la Charte sociale européenne révisée, RDT 2017. 726.)
Les premiers jugements rendus par les conseils de prud'hommes sur la conventionnalité de ce texte sont donc scrutés avec attention afin de pouvoir anticiper le sort qui sera fait à ces dispositions. Un premier jugement (CPH Le mans, 26 sept. 2018, n° 17/00538) avait commencé par écarter le grief d'inconventionnalité. Mais les trois jugements cités, au contraire, déclarent l'article L. 1235-3 du Code du travail incompatible avec l'article 24 de la Charte sociale européenne (droit à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée en cas de licenciement) ainsi qu'avec l'article 10 de la convention n° 158 de l'OIT sur le licenciement (droit, à défaut de réintégration, à une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée).
Ces décisions frappent d'abord par leur audace : le Conseil d'État avait semblé décerner aux ordonnances en question un brevet de conventionnalité en estimant qu'il n'existait aucun doute sérieux sur la légalité de ces dispositions au regard de ces deux textes, invoquant à la fois l'existence de règles écartant le plafond indemnitaire en cas de licenciement nul, et la possibilité de réclamer des indemnités « en compensation d'autres droits » (CE, réf., 7 déc. 2017, Confédération générale du travail, n° 415243, consid. 4 s.).
Les jugements rendus sont tout autant remarquables par leur motivation, très détaillée. Ils prennent soin à la fois de mettre en avant la jurisprudence de la Cour de cassation sur l'application directe horizontale de ces textes, et de se référer à l'interprétation de la Charte livrée par le Comité européen des droits sociaux, qui en contrôle le respect. Dans une décision concernant la Finlande, celui-ci avait en effet condamné cet État pour avoir plafonné à 24 mois les indemnités dues (Comité européen des droits sociaux, 8 sept. 2016, n° 106/2014). Le Conseil d'État avait hâtivement écarté la portée de cette décision, et on ne pourra que se demander si les conseils de prud'hommes ne livrent pas une lecture plus fidèle des décisions européennes que celui-ci...
Tout autant que l'argumentation des conseils de prud'hommes (qui sera nécessairement très débattue), les décisions montrent, de par les faits qu'elles présentent, à quel point le choix de plafonner les indemnités de licenciement peut porter atteinte à un droit à réparation appropriée en cas de manquement aux règles sur le licenciement.
Deux affaires concernaient des salariés ayant une très faible ancienneté dans l'entreprise : l'article L. 1235-3 du Code du travail plafonne ici le droit à indemnités à un demi-mois de salaire au maximum (salariés travaillant dans des entreprises de moins de onze salariés). Pourtant, ces salariés, employés par des CDD conclus de façon irrégulière et donc requalifiés en CDI, connurent une rupture brutale de leur contrat, l'employeur refusant même de recevoir le premier, pourtant dans une situation personnelle difficile (CPH Lyon), et alléguant, pour le second des griefs de faute grave sans le moindre élément permettant de le justifier (CPH Amiens). Dans les deux cas, la modicité des sanctions montre l'absence de tout caractère dissuasif de la règle de droit, qui permet purement et simplement à l'employeur de s'en affranchir.
Le jugement du conseil de prud'hommes de Troyes est encore plus révélateur de la portée inéquitable des dispositions nouvelles. Un salarié avait cédé son entreprise à un repreneur moyennant l'engagement de ce dernier de l'employer ainsi que son épouse. Le repreneur, quelques mois plus tard, faisait preuve de déloyauté, en ne payant pas régulièrement les salaires dus et en cantonnant le salarié à des fonctions subalternes. C'est cette situation que le Conseil désigne comme d'une « grande malhonnêteté », qui le conduit à écarter les barèmes, dont le conseil souligne qu'ils sont dépourvus de tout caractère dissuasif et qu'ils « sécurisent davantage les fautifs que les victimes ».
Dans les trois cas, les conseils de prud'hommes octroient des dommages et intérêts au-delà des barèmes, mais dont le montant reste modique (entre 2000 € et 9 mois de salaire).
La question se pose aujourd'hui de savoir si la Cour de cassation va conforter cette lecture des textes , ou si elle va accepter de les « sauver », ou proposer une troisième voie conduisant à admettre un certain nombre d'exceptions au plafonnement en ouvrant à l'application d'une réparation fondée sur le droit commun en cas de faute spécialement prouvée (ce qui peut être le cas pour ce qui est de la décision du Conseil de prud'hommes de Troyes). La solution n'a rien de simple, car elle conduira la Cour de cassation soit à prendre le risque d'être déjugée par le Comité européen des droits sociaux, déjà saisi de la question, qui, malgré la portée limitée de ces décisions, a acquis une véritable autorité dans le champ social, soit à déjuger l'appréciation faite par le Conseil d'État, ce qui n'est jamais facile.
Nul ne peut vraiment prévoir l'avenir à cet égard, d'autant qu'elle ne sera amenée à se prononcer que dans un temps relativement lointain. Les paris sont donc ouverts. Nous miserions, à titre purement personnel plutôt sur une invalidation en règle du nouveau dispositif, au vu notamment de la position ferme que la Cour de cassation a adoptée sur la requalification des contrats des livreurs Take Eat Easy (Soc. 28 nov. 2018, n° 17-20.079) : la Chambre sociale a senti que la période contemporaine a besoin de solides repères, qu'elle est prête à tracer sans faillir.
Références
■ CPH Troyes, 13 déc. 2018, n° 18/00036
■ CPH Amiens, 19 déc. 2018, n° 18/00040
■ CPH Lyon, 21 déc. 2018, n° 18/01238
■ CPH Le mans, 26 sept. 2018, n° 17/00538
■ CE, réf., 7 déc. 2017, Confédération générale du travail, n° 415243
■ Comité européen des droits sociaux, 8 sept. 2016, n° 106/2014
■ Soc. 28 nov. 2018, n° 17-20.079 P : Dalloz Actu Étudiant, 12 déc. 2018, note Q. Mlapa
■ Charte sociale européenne (révisée) du 3 mai 1966
Article 24
« Droit à la protection en cas de licenciement. En vue d'assurer l'exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s'engagent à reconnaître:
a. le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service;
b. le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée.
A cette fin les Parties s'engagent à assurer qu'un travailleur qui estime avoir fait l'objet d'une mesure de licenciement sans motif valable ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial. »
■ Convention n° 158 de l'OIT sur le licenciement
Article 10
« Si les organismes mentionnés à l'article 8 de la présente convention arrivent à la conclusion que le licenciement est injustifié, et si, compte tenu de la législation et de la pratique nationales, ils n'ont pas le pouvoir ou n'estiment pas possible dans les circonstances d'annuler le licenciement et/ou d'ordonner ou de proposer la réintégration du travailleur, ils devront être habilités à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée. »
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