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Le billet
Les plateformes numériques ou l'invention du droit disruptif (à propos du Rapport Frouin, Réguler les plateformes numériques de travail)
Le monde économique a, le premier, découvert la disruption, qui désignait à l'origine l'émergence de nouveaux acteurs (startups, plateformes numériques), qui ont créé de nouveaux outils technologiques ou gestionnaires afin de s'imposer sur les marchés face aux acteurs anciens. Le terme a ensuite, à la fin des années 2010, pénétré le vocabulaire politique pour désigner des choix politiques qui osent bousculer les dogmes pour imposer des formes renouvelées d'intervention. L'argument tient souvent lieu de commodité pour désigner toute réforme à laquelle quiconque s'oppose, et il appartient à tout un chacun de mesurer si les réformes disruptives tiennent lieu de véritable innovation, d'une politique de Gribouille masquant un manque cruel de moyens d'action, ou encore de la simple justification d'une renonciation des pouvoirs publics à agir face aux forces du marché.
Les plateformes numériques constituent l'exemple même de ces nouveaux acteurs, utilisant à la fois des technologies (mise en relation par voie électronique de clients et de sous-traitants indépendants) et des montages juridiques complexes. Ces innovations leur ont permis de s'imposer de façon significative, soit aux dépens d'anciens acteurs (taxis), soit en proposant de nouveaux services rendus solvables par la diminution du coût du travail, en particulier par un recours massif à un travail indépendant et précaire. D'un point de vue juridique, l'absence de véritable indépendance des travailleurs, tout autant que le pouvoir de donner des ordres, de contrôler et de sanctionner les travailleurs, ont conduit la Chambre sociale à considérer que certaines de ces plateformes sont liées par un lien de subordination juridique à l'égard de ces travailleurs, caractéristique très classique de l'existence d'un lien de subordination juridique (Soc. 4 mars 2020, n° 19-13.316 : DAE 13 mars 2020, note C. Mathieu).
Le Gouvernement a souhaité engager une réflexion permettant de développer ces nouvelles formes d'emploi tout en « sécurisant » les rapports de travail, et a demandé à cette fin un rapport à une commission présidée par l'ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Yves Frouin.
Le rapport rendu par cette commission (J.-Y. Frouin, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, Réguler les plateformes numériques de travail, déc. 2020) est assez déroutant. Outre une rédaction singulièrement sinueuse, il propose des solutions qui n'étaient pas attendues, en rejetant l'idée de la création d'un statut intermédiaire entre l'indépendance et la subordination (parasubordination), tout autant que la voie d'une requalification d'une partie significative des travailleurs concernés, dans la suite des solutions dégagées par la Cour de cassation.
À rebours des solutions imaginées jusque-là, le rapport propose une voie nouvelle : le recours à des sociétés coopératives, jouant le rôle d'intermédiaire avec la plateforme, qui emploieraient les travailleurs en question ayant une certaine ancienneté en tant que la salariés. Ces salariés bénéficieraient d'un statut salarial proche de celui du portage salarial, en n'étant rémunérés qu'à la hauteur des heures de travail qu'ils effectuent en se connectant sur les plateformes, celles-ci n'ayant pas d'obligation de leur fournir du travail (à rebours de l'obligation habituelle de l'employeur, V. Soc. 3 nov. 2010, n° 09-65.254 : Dr. soc. 2011. 95 obs. C. Radé).
La solution ainsi envisagée peut d'abord paraître ingénieuse. Elle préserve la réactivité propre aux plateformes numériques, tout en octroyant l'ensemble des garanties ; sont attendues : accès au statut salarial, rémunération (horaire) minimale, accès au régime général de la Sécurité sociale et à l'assurance chômage, mise en place de formes nouvelles de négociation collective entre les représentants des travailleurs et les plateformes, création d'une autorité de régulation chargée de réguler les tarifs... Le rapport parviendrait-il enfin à résoudre la difficile équation entre la protection de la sécurité juridique voulue des plateformes et une protection adéquate des travailleurs ?
On peut en douter. Les solutions envisagées posent d'abord une importante question d'égalité : au nom de quel intérêt général peut-on justifier la différence de traitement entre les salariés qui ont le moins d'ancienneté (entre 6 et 12 mois) dans un statut d'indépendance factice et ceux qui accèderont à ce nouveau statut (I. Daugareilh, Le recours à un tiers employeur : une piste incohérente et dangereuse, RDT 2021. 14) ? N'est-ce pas purement et simplement entériner la précarité des travailleurs les plus fragiles, qui ne pourront jamais acquérir l'ancienneté voulue ? Par ailleurs, la solution proposée ne peut s'imposer qu'au profit d'une étonnante fiction : la plateforme ne serait pas l'employeur ni même l'organisateur de l'activité mais un simple donneur d'ordre. C'est là rajouter aux nombreux artifices déjà imaginés par les « armées de juristes » employés par les plateformes une fiction supplémentaire pour parvenir à échapper artificiellement au statut salarial (selon les termes employés un juge anglais : Uber B.V. and Others v Mr Y Aslam and Others: UKEAT/0056/17/DA, 10 nov. 2017) .
Pourquoi le législateur se plierait-il à une telle fiction au nom de la sécurité juridique ? On prétendra sans doute que l'enjeu est la création des activités nouvelles de l'économie du numérique. Mais ces activités peuvent-elles se faire aux dépens des catégories les plus structurantes du droit du travail : le principe de réalité d'abord dans la qualification de la relation de travail, récemment rappelé par le Conseil constitutionnel (C. const. 20 déc. 2019 n° 2019-794 DC § 25), la reconnaissance de la réalité de l'entreprise par-delà la fiction de la personnalité juridique des sociétés, ou encore l'égalité devant la règle qui conduit à procurer le même statut aux personnes de la même manière selon la réalité des situations et non selon l'ancienneté acquise ou le nombre d'heures effectuées ?
La création d'un statut fictif tel qu'envisagé aboutit à créer de faux salariés, bénéficiaires d'une protection illusoire de l'emploi, contraints de subir eux-mêmes les risques économiques, face à une entreprise désormais exempte de responsabilité (Th. Pasquier, Le rapport Frouin sur les plateformes numériques : la sécurisation au prix de la fictivité, RDT 2021. 14). Plus surprenant encore, le rapport recommande que la collectivité subventionne cette étrange relation d'emploi par le biais d'avantages fiscaux.
Le droit entérinerait ainsi pleinement la stratégie de disruption revendiquée par des acteurs économiques peu scrupuleux, au détriment des travailleurs, de la collectivité, et d'une concurrence loyale entre les entreprises.
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