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Quelles limites pour l’AMP ?
L’assistance médicale à la procréation (AMP) participe d’un mouvement plus général tendant à la maîtrise du cycle de vie humaine, de la naissance jusqu’à la mort (dans lequel s’inscrivent également les débats sur l’aide active à mourir et l’euthanasie).
Initialement conçue par la loi du 24 juillet 1994 (n° 94-654) comme un instrument thérapeutique visant à pallier l’infertilité – dont le caractère pathologique a été médicalement constaté – ou à éviter la transmission d’une maladie particulièrement grave, elle était alors réservée aux couples hétérosexuels en âge de procréer. Devenue, plus largement, le moyen d’apporter une solution à une « infertilité sociale », l’AMP est désormais ouverte aux couples de femmes et aux femmes seules depuis la réforme bioéthique du 2 août 2021 (L. n° 2021-1017). S’il reflète la pluralité des cellules familiales en France, un tel changement révèle un glissement vers une médecine améliorative. Le critère traditionnel, consistant à distinguer le normal et le pathologique, ne semble plus à même de déterminer ce qui relève ou non de la médecine, autrement dit ce qui doit être ou non autorisé. La médecine ne se contente plus de soigner des pathologies pour revenir à la normale, mais tend de plus en plus à augmenter les capacités de personnes ne souffrant pas de pathologies en allant au-delà de la normale. Le rapport Touraine, qui a précédé l’adoption de la loi, annonçait d’ailleurs clairement l’intention de « dépasser les limites biologiques de la procréation aujourd’hui ». L’autorisation de l’autoconservation ovocytaire sans raison thérapeutique depuis 2021 participe également de cette volonté. Dès lors que le procédé n’est plus strictement thérapeutique, quelles limites poser au recours à l’AMP ?
Comment justifier, d’abord, que les personnes transgenres ne puissent pas y avoir accès ? Les textes issus de la loi de 2021, visant expressément les « femmes » seules ou en couples, excluent de ce procédé les hommes transgenres, quand bien même ces derniers auraient conservé leurs capacités gestationnelles. Bien qu’une telle différenciation ait été jugée conforme à la Constitution (Cons. const., QPC, 8 juill. 2022, n° 2022-1003), elle est fortement questionnée. Une proposition de loi (n° 1570), déposée par plusieurs députés de la NUPES le 20 juillet 2023, envisage ainsi d’ « universaliser l’assistance médicale à la procréation ». Elle souligne que, si une intervention stérilisante n’est plus requise pour obtenir un changement de genre à l’état civil, « la loi bioéthique de 2021 a fait passer les personnes transgenres d’une stérilisation médicale à une stérilisation légale », l’accès à la parenté leur étant toujours refusé.
Comment justifier, ensuite, l’interdiction de la « réception des ovocytes de la partenaire » (ROPA) ? Cette technique permet d’utiliser les ovocytes d’une des partenaires (génitrice) afin de concevoir un embryon ensuite implanté dans l’utérus de l’autre (gestatrice). Associant étroitement les deux femmes à la conception et à la gestation de l’enfant, la ROPA concrétise leur projet parental commun. Elle est cependant interdite en France, l’Agence de la biomédecine (ABM) soulignant sa contrariété au principe d’anonymat du don entre donneuse et receveuse. La proposition de loi déposée par la NUPE en juillet 2023 vise également à autoriser cette pratique « en cas de nécessité médicale ».
Comment maintenir, enfin, la prohibition de l’AMP post-mortem ? L’interdiction pour une femme, après le décès du conjoint, tant d’utiliser les gamètes de ce dernier que d’obtenir l’implantation d’un embryon préalablement conçu avec les gamètes du couple, est, elle aussi, de plus en plus discutée. Le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) s’est déjà plusieurs fois prononcé en faveur de l’autorisation de l’AMP post-mortem, du moins concernant les embryons (avis n° 40 du 17 déc. 1993 ; avis n° 60 du 25 juin 1998 ; avis n° 67 du 18 janv. 2001 et avis n° 113 du 10 févr. 2011, v. ici), sans être suivi par le législateur jusqu’à présent. La profonde réforme du droit de la procréation par la loi bioéthique de 2021 relance toutefois le débat : dès lors que l’AMP ne requiert plus la présence d’un père (depuis son ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules), comment expliquer qu’une femme ne puisse pas poursuivre seule le projet parental engagé avec son conjoint décédé (par l’implantation d’un embryon issu des gamètes du couple) ou décider de concevoir seule un enfant avec les gamètes de son conjoint décédé ? Ne serait-il pas paradoxal de lui permettre de recourir à l’AMP seule avec un tiers donneur et de l’empêcher d’utiliser les gamètes de son ancien conjoint ? La Cour européenne des droits de l’homme vient ainsi de souligner l’incohérence du droit français depuis la réforme de 2021 dans sa décision Baret et Caballero c/ France du 14 sept. 2023 (nos 22296/20 et 37138/20). Si elle rejette, classiquement, la requête de deux Françaises s’étant vu interdire l’exportation des gamètes ou des embryons conçus avec leurs maris défunts (le droit antérieur à la réforme de 2021 étant alors applicable), la Cour invite le législateur français à une prochaine évolution de la législation sur le sujet.
On le voit, les questions sont nombreuses et il est loin d’être facile d’y répondre. La suppression de l’objectif thérapeutique de l’AMP et le souhait de ne plus la cantonner à un certain modèle de famille imposent de repenser ses limites éthiques. Tout l’enjeu est de réussir à concilier la volonté de répondre à une demande sociétale de plus en plus forte d’accès à la parenté pour tous, l’intérêt de l’enfant et le respect de la dignité de la personne humaine – dont découle notamment le régime dérogatoire de circulation des éléments et produits du corps humain (anonymat, non-patrimonialité).
Références :
■ Cons. const., 8 juill. 2022, n° 2022-1003 QPC : D. 2022. 1313 ; ibid. 2229, point de vue B. Moron-Puech ; ibid. 2023. 523, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 662, obs. P. Hilt ; ibid. 855, obs. RÉGINE ; ibid. 1235, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; AJ fam. 2022. 435, obs. M. Mesnil ; ibid. 401, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2022. 874, obs. A.-M. Leroyer.
■ CEDH 14 sept. 2023, Baret et Caballero c/ France, nos 22296/20 et 37138/20 : DAE, 24 oct. 2023, note E. N ; AJDA 2023. 1631 ; D. 2023. 1652, et les obs. ; AJ fam. 2023. 477, obs. A. Dionisi-Peyrusse.
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