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« Sorry we missed you » : le rendez-vous manqué de la loi d'orientation des mobilités avec la définition d'un statut pour le travail indépendant
Signe des temps, le beau film de Ken Loach « Sorry We Missed You » montre crument les dérives résultant d'un usage débridé du travail indépendant. La dureté des conditions de travail et d'emploi des travailleurs de la "nouvelle économie" a fait prendre conscience du besoin de mieux encadrer le recours à ces formes d'emploi.
Le débat sur la définition d'un statut juridique plus protecteur pour ces formes de travail pose cependant nombre de questions qui divisent juristes comme politiques : le besoin d'organiser la protection sociale et des garanties d'emploi se heurte à des obstacles tenant au financement des garanties sociales et à la volonté de ne pas entraver l'essor de nouvelles formes d'organisation, source de dynamisme pour l'économie.
La loi El Khomeri du 8 août 2016 s'était lancée dans une timide expérience d'encadrement du travail sur les plateformes de mise en relation par voie électronique, garantissant pour ces travailleurs une forme de « responsabilité sociale » des plateformes assurant une prise en charge partielle du risque d'accident du travail, un accès à la formation professionnelle, et la reconnaissance de quelques menus droits collectifs.
La loi d'orientation des mobilités, adoptée de façon définitive le 19 novembre 2019 (V. art. 20), a conduit le législateur à s'intéresser à une catégorie de travail indépendant particulière : les chauffeurs-livreurs travaillant pour de telles plateformes. Le texte modifie à la fois le Code des transports et le Code du travail pour définir un certain nombre de règles qui leur seront reconnues. Il complète les règles définies par la loi du 8 aout 2016 en prévoyant une obligation d'information des plateformes sur les conditions d'emploi et le prix minimal garanti pour les courses, une protection du droit de refuser des prestations et du choix des plages horaires de travail, ainsi que le droit des travailleurs de se déconnecter pendant leurs plages d'activité. Il favorise également le développement du droit à la formation via l'abondement du compte personnel de formation.
Le législateur a cependant fait le choix de ne compléter que de façon minimale les règles qui encadrent ces formes de travail nouvelles. L'essentiel des règles sont appelées à être précisées dans une charte adoptée par la plateforme, qui énoncera les conditions de l'exercice de l'activité, les modalités de fixation des prix, les mesures visant à améliorer les conditions de travail, à prévenir les risques professionnels ou encore l'éventuelle protection sociale complémentaire offerte. Cette charte, publiée sur le Site internet des plateformes et annexée aux contrats de travail, sera homologuée par l'autorité administrative.
Ces dispositions laissent sceptique à la fois quant à la démarche choisie par le législateur et quant aux résultats auxquels elle pourra aboutir. Sur la démarche, la loi paraît loin de répondre aux défis suscités par la le développement de ces nouvelles formes d'activité. Si l'amélioration des droits à information et de quelques protections contractuelles est bienvenue, le renvoi à la seule édiction de chartes à la valeur juridique incertaines ne paraît pas à la hauteur des attentes que l'on pourrait avoir à l'égard de la lutte contre la précarité. L'indication dans un tel document d'un « prix décent » pour les prestations de service octroyées semble ainsi difficilement pouvoir garantir le droit à un salaire minimal que l'on devrait attendre pour toute activité professionnelle pour autrui. Tout autant que le manque d'audace, le texte frappe par son champ d'application : devant la difficulté qu'il y aurait à définir un cadre juridique commun pour la nouvelle économie, faite d'une grande variété d'activités (V. B. Gomes, Le crowdworking : essai sur la qualification du travail par intermédiation numérique, RDT 2016. 464), le législateur a fait le choix de ne déployer l'essentiel des nouvelles règles que pour une petite partie des travailleurs concernés. Seuls seront concernés les chauffeurs automobiles et les livreurs de marchandises, ces derniers n'étant pris en compte que lorsqu'ils conduisent un « véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non ». La question se posera nécessairement de savoir si une telle différenciation est vraiment objective et ne porte pas atteinte au principe d'égalité : en quoi un livreur en camionnette ne mérite-il pas une protection comparable à celle d'un livreur en moto ? Les autres « jobbeurs » ne méritent-ils de leur côté aucune attention du législateur ?
Malgré ces insuffisances, le texte montre que le législateur, dans la suite de la loi du 8 août 2016, cherche à mieux encadrer ces formes de travail en s'inspirant des protections connues dans le droit du travail : droit à un salaire minimal, droit à la protection contre les risques professionnels, protection de la liberté contractuelle, droit aussi à la représentation collective, qu'une prochaine ordonnance est appelée à définir. L'attrait du modèle inspiré par le travail salarié paraît ainsi se confirmer, sans pour autant transposer l'ensemble des protections reconnues en la matière.
On ne pourra que regretter que le législateur ne s'engage pas de façon plus ambitieuse dans une telle direction : la situation appellerait une réforme profonde des systèmes de protection sociale et de droit du travail. Encore faut-il être conscient du fait qu'un tel cadre juridique exigerait d'opérer une distinction claire entre le travail salarié et le travail indépendant, ainsi que la Cour de cassation a commencé à le faire dans l'arrêt Take Eat Easy (Soc. 28 nov 2018, n° 17-20.079 : Dalloz Actu Étudiant, 12 déc. 2018, note Quentin Mlapa ; RDT 2019. 36, obs. M. Peyronnet ; D. 2019. 177 obs. M. C. Escande-Varniol ; RDT 2018. 812, concl. C. Courcol-Bouchard). L'insertion dans le futur article L. 7342-9 du Code du travail d'une disposition limitant les risques de requalification paraît à cet effet de mauvais augure : il paraît impossible de construire un statut pour le travail indépendant si celui-ci n'est conçu que comme un moyen frauduleux pour échapper au statut salarial.
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