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Le billet
Vers la construction d’une hiérarchie juridictionnelle européenne ?
Dans la première livraison d’une nouvelle et remarquable revue, Tribonien, qui se donne pour projet de réfléchir au droit contemporain en s’appuyant sur l’histoire du droit et le droit comparé (Tribonien, n° 1/2018, 183 pp. édité par la Société de Législation Comparée), Boris Bernabé a publié un article passionnant réfléchissant sur la fonction de l’appel dans un système juridictionnel étatique (B. Barnabé, l’appel en matière civile. Achever la voie d’achèvement, Tribonien n° 1/2018, p. 32). Il montre, à rebours des réflexions qui avaient pu être menées dans la deuxième moitié du XXe siècle, que « le juge d’appel est un censeur ; sa vocation consiste à consolider la structure politique d’un État par le contrôle du respect de la hiérarchie judiciaire, en assurant un examen éclairé de l’office du premier juge » (ibid. p. 46).
Le lien qu’il établit ainsi entre la hiérarchie juridictionnelle et la structuration de l’État, même s’il s’appuie sur des arguments d’histoire du droit, rejoint une question d’une actualité brûlante qui a été mise en évidence à l’occasion de l’arrêt rendu par la CJUE le 4 octobre (n° C-416/17) dernier, arrêt dans lequel la cour a condamné la France en manquement par ce que le Conseil d’État avait omis de la saisir d’une question préjudicielle « alors que l’interprétation du droit de l’Union ne s’imposait pas avec une telle évidence qu’elle laissait place à aucun doute raisonnable ».
Cet arrêt a déjà suscité de nombreuses réactions. Certains y voient un « camouflet européen pour le Conseil d’État » (P. Cassia, blog mediapart 5 oct. 2018), d’autres, et notamment le Président de la section du contentieux du Conseil d’État contestent que l’on puisse cantonner les cours suprêmes à « l’interprétation de l’évidence » (J.D. Combrexelle, Sur l’actualité du « dialogue des juges », AJDA 2018. 1929).
Cette dernière prise de position, en particulier est tout à fait intéressante en ce qu’elle considère que la décision rendue par la Cour de Luxembourg est particulièrement problématique en ce qu’elle porte atteinte à l’équilibre de « l’Europe des juges » à une époque où « l’Union européenne ne relève plus de l’évidence » ce qui rendrait encore plus que naguère nécessaire la collaboration entre les juges nationaux et la CJUE.
Au fond, ce qui est en débat ici c’est bien l’articulation entre hiérarchie judiciaire et organisation étatique mise en évidence par Boris Bernabé. Par ce que l’Union européenne n’est pas un État Il n’existe pas à proprement parler de hiérarchie judiciaire entre les juridictions nationales et la Cour européenne. Cette dernière dispose d’une prééminence liée à sa capacité d’interprétation en dernier ressort du droit de l’Union, lorsqu’elle est saisie par voie de question préjudicielle. Elle ne peut pas en revanche censurer directement les décisions des juridictions nationales. Mais parce que l’Union européenne est une structure en voie d’étatisation, ou à tout le moins qui se rapproche sur un certain nombre de points d’un État, il s’en déduit une certaine forme de hiérarchisation des juridictions que la Cour est en mesure de faire valoir dans le cadre de recours en manquement, si du moins, comme en l’espèce, elle est saisie par la Commission de tels recours.
Une telle décision de la CJUE était donc fatale, et il y avait de bonnes chances pour que la foudre frappe le Conseil d’État français dont l’autonomie, certains diront le nationalisme juridique, était fortement contesté dans les milieux proches de la Cour.
On sait en effet que le Conseil d’État conserve aujourd’hui encore une culture juridictionnelle qui l’incite à ne pas se dessaisir au profit d’un autre juge, que ce soit dans le cadre des questions préjudicielles du droit de l’Union ou des questions prioritaires de constitutionnalité sans avoir joué pleinement son rôle. On se souvient ainsi qu’il avait estimé devoir trancher lui-même la question de la conformité à la Constitution du dualisme fonctionnel qui le caractérise, en refusant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, jugeant que la question n’était « ni nouvelle ni sérieuse » (CE 16 avr. 2010, n° 320667). On se rappelle encore de la menace implicite qui figurait dans son arrêt relatif à la mutagenèse (CE 3 oct. 2016, n° 388649 : AJDA 2017. 288, note F. Tarlet et G. Léonard) de mettre en œuvre le contrôle de constitutionnalité de l’arrêt Arcelor, si la CJUE n’interprétait pas les dispositions de la directive OGM et le principe européen de précaution comme permettant de contrôler les organismes obtenus au moyen de techniques de mutagenèse.
Autrement dit, le Conseil d’État refuse d’abdiquer une de ses prérogatives essentielles de cour suprême, celle consistant à ne pas avoir de supérieur hiérarchique. Cela témoigne, dans la droite ligne de sa jurisprudence passée de son refus de regarder les composantes étatiques de l’Union européenne comme suffisantes pour aller vers un système juridictionnel intégré.
Est-ce que la décision du 4 octobre 2018 changera sa manière de voir ? À court terme elle incitera sans doute davantage de prudence. À moyen terme on ne doute pas que le Conseil d’État, comme il a pu le faire jadis vis-à-vis de la Cour européenne des droits de l’homme, mènera des actions visant à convaincre du bien-fondé de sa position, une manière de lobbying juridictionnel si l’on veut. Mais à long terme il semble bien qu’il lui faudra réfléchir sur la pertinence du maintien de cette autonomie et sur l’acceptation d’un système juridictionnel européen plus intégré. Car à l’encontre de ce qu’évoquait le Président de la section du contentieux dans sa tribune réagissant à cet arrêt, la garantie d’une Europe des droits et des juges suppose un renforcement de la discipline que doit assurer la Cour européenne pour limiter les penchants nationalistes et autoritaires qui se font jour dans certains États.
V. également, Dalloz Actu Étudiant, 5 nov. 2018, Le Conseil d'État , mauvais élève... par Vincent Bouhier
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