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Le cas du mois
Droit européen et de l'Union européenne
Quand l’appétit va, tout va…
Désiré Dalloz et Adhémar Tichaud passent depuis quelques jours leurs examens de janvier et sont très fatigués par la vie d’étudiant ! Pour oublier un peu le stress des examens, Désiré fait la fête tous les soirs avec ses copains pendant qu’Adhémar révise comme un forcené. C’est qu’Adhémar veut valider son premier semestre ! Il aimerait bien être avocat un jour et s’imagine sauver la veuve et l’orphelin…
C’est pourquoi il est scandalisé quand il apprend que le fils de la concierge de son immeuble, John Safran, est détenu à la prison de la santé pour une « vague » histoire de bagarre avec des policiers. Il est encore plus scandalisé quand il apprend que John, végétalien convaincu qui souffre d’orthorexie alimentaire, est contraint de manger du coq au vin et autres plats roboratifs tous les jours. John ne veut manger ni viande, ni œufs, ni laitage et veut laver lui-même tout aliment qu’il ingère. Il ne supporte pas l’idée de ne pas contrôler ce qu’il mange. Mais, l’administration pénitentiaire ne l’entend pas ainsi. Aussi, il a cessé de se nourrir, faute de ne pas pouvoir le faire conformément à ses convictions.
Adhémar, qui vient d’avoir ses premiers cours d’institutions européennes, a découvert la Cour européenne des droits de l’homme. Il songe immédiatement à la saisir pour que John ne souffre plus en prison…
Qu’en pensez-vous ? Cette démarche a-t-elle des chances d’aboutir ? Un éventuel arrêt de la CEDH serait-il opposable à l’administration pénitentiaire ?
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La question ici posée permet de s’intéresser à la voie de recours offerte par la Cour européenne des droits de l’homme. Avant de s’interroger sur les chances de succès sur le fond d’une requête devant la CEDH, il convient de vérifier que les critères de recevabilité d’une requête devant la Cour sont remplis.
La requête devant la CEDH sera-t-elle recevable ?
Tout d’abord, la requête doit être introduite par une personne physique estimant que ses droits ont été violés (art. 34 Conv. EDH) : le requérant doit être personnellement et directement victime d’une violation de la Convention. En l’espèce, ce sera à John Safran d’introduire une requête et non à Adhémar Tichaud.
La requête doit nécessairement être introduite contre un ou plusieurs États ayant ratifié la Convention. Toute requête qui serait dirigée contre un autre État ou contre un particulier sera déclarée irrecevable. La France a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme le 3 mai 1974 : cette condition est donc remplie.
La Cour doit être saisie après épuisement des voies de recours internes, c’est-à-dire que la personne qui se plaint de la violation de ses droits doit avoir au préalable porté son affaire devant les juridictions du pays concerné jusqu’à la plus haute instance compétente. Ainsi l’État est mis en mesure de réparer lui-même, au niveau national, la violation alléguée (art. 35 Conv. EDH). Or, en l’espèce, on peut s’interroger sur ce critère de recevabilité : John Safran a-t-il contesté devant les juridictions internes les conditions de sa détention ? Rien ne l’indique dans les faits exposés dans le cas pratique.
En outre, il faut invoquer un ou plusieurs droits énoncés dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : la Cour ne peut juger les plaintes alléguant des violations d’autres droits que ceux contenus dans la Convention. En l’espèce, John Safran peut s’appuyer sur les dispositions de l’article 3 de la Convention relative à l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants.
Enfin, le requérant doit avoir subi un préjudice important du fait de cette ou ces violations (art. 35 § 3 Conv. EDH). C’est une des nouveautés du Protocole n° 14 à la Conv. EDH, en vigueur depuis le 1er juin 2010 (v. Dalloz actu étudiants, 14 juin 2010). En l’espèce, on peut estimer que dans la mesure où John Safran a cessé de s’alimenter et que sa vie est en danger, ce critère est satisfait. C’est toutefois la Cour qui appréciera la recevabilité de la requête au regard de ce critère.
La requête devant la CEDH a-t-elle des chances de succès ?
Le choix de John de cesser de se nourrir est lié au refus de l’administration pénitentiaire de le laisser se préparer lui-même ses repas.
Si la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît un droit des détenus à la santé, sur le fondement de l’article 3 Conv. EDH, ce droit s’entend de soins pour des maladies graves (handicapés physiques ou mentaux, antécédents psychiatriques lourds : v. not. CEDH 16 oct. 2008, Renolde c. France), ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
En outre, la Cour a reconnu la nécessité pour les autorités carcérales des États membres de la Convention de satisfaire les demandes raisonnables concernant l’adaptation du régime alimentaire de certains détenus (tels que les végétariens, v. CEDH 7 déc. 2010, Jakóbski c. Pologne). Toutefois, il faut ménager le juste équilibre entre le besoin du détenu — dans l’affaire citée, c’est par conviction religieuse qu’il était végétarien — et les contraintes administratives — un repas végétarien est assez aisé à réaliser.
En l’espèce, John ne se nourrit pas car il refuse de le faire de peur de mal se nourrir. Sauf si sa maladie est reconnue comme maladie grave psychiatrique, il ne semble pas entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. De plus, permettre à un détenu de venir dans les cuisines et laver lui-même ses aliments outrepasse sans doute les limites raisonnables d’un bon fonctionnement de l’administration carcérale.
La requête de John a donc peu de chances d’aboutir devant les juges de Strasbourg.
La portée de l’arrêt de la CEDH, dans l'hypothèse où la France serait condamnée par la Cour malgré tout...
Si John avait obtenu gain de cause et que la CEDH avait condamné la France pour violation de l’article 3 de la Conv. EDH, la portée de l’arrêt en serait tout de même limitée : les arrêts de la CEDH sont déclaratoires ; ils ne font pas cesser en eux-mêmes la violation qu’ils constatent. Tout du moins, John pourrait-il obtenir une compensation financière fixée par la Cour. Toutefois, avec l’entrée en vigueur du Protocole 14, le Comité des ministres pourra, à la majorité des deux tiers, introduire devant la Grande Chambre un recours en manquement en cas d’inexécution d’un arrêt par un État. Il est probable que, pour des raisons diplomatiques, les ministres rechignent à introduire ce recours en manquement à l’égard d’autres États.
Références
■ Article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme — Interdiction de la torture
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
■ Plus d’infos sur le protocole 14 : cliquez ici.
■ J.-P. Marguénaud, La Cour européenne des droits de l’homme, 5e éd., Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2010.
■ Dossier spécial AJ Pénal, févr. 2010 : « La CEDH : comment la saisir ? Qu’en attendre ? ».
« Caractère d’une demande en justice rendant possible son examen au fond par la juridiction saisie, parce que les conditions de l’action sont remplies et qu’il n’existe aucune fin de non-recevoir. »
■ Épuisement des recours internes
« Principe selon lequel l’action internationale en responsabilité ne peut être exercée qu’en l’absence de voies de droit internes ou qu’après l’échec de l’action préalablement intentée par le particulier réclamant devant l’autorité locale.
Condition de la recevabilité des recours individuels devant la Cour européenne des droits de l’Homme (art. 35 de la Convention), le respect de ce principe n’est pas de mise devant la Cour de justice de l’Union européenne. »
Sources : Lexique des termes juridiques 2011, 18e éd., Dalloz, 2010.
■ CEDH 16 oct. 2008, Renolde c. France, D. 2008.636 obs. Céré.
■ CEDH 7 déc. 2010, Jakóbski c. Pologne.
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