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[ 17 mars 2025 ] Imprimer

Droit des obligations

Confirmation que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments de preuve couverts par le secret des affaires

Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Com. 5 févr. 2025, n° 23-10.953

Après un arrêt d’Assemblée plénière admettant, par un revirement opéré au nom du droit à la preuve, la recevabilité des preuves illicites et déloyales (Ass. plén. 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et n° 21-11.330) la Cour de cassation confirme que le droit à la preuve peut justifier de lever le secret des affaires. 

Par l’arrêt rapporté, rendu sur fond de concurrence déloyale et de réseaux de distribution, les magistrats du quai de l’Horloge confortent la place à accorder à ce droit largement reconnu au justiciable sur le fondement de l’article 6§1 de la Conv. EDH. En application du principe nouveau selon lequel dans le procès civil, l’illicéité ou la déloyauté de la preuve ne s’oppose plus, en soi, à son administration, la chambre commerciale tire l’enseignement suivant de l’articulation entre droit à la preuve et droit au secret des affaires : si une pièce protégée par le secret des affaires ne peut, en principe, être produite dans le cadre d’une instance civile, cette interdiction peut toutefois être levée en considération de l’exigence du droit à la preuve. Le juge est donc invité à opérer un contrôle de proportionnalité entre ces droits divergents, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte au droit au secret des affaires à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que cette atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. 

En l’espèce, un franchisé du réseau Speed Rabbit Pizza reprochait au franchiseur et à la filiale d’un réseau concurrent, le réseau Domino’s Pizza, la commission d’actes de concurrence déloyale, matérialisés par l’octroi à sa filiale de délais de paiement excessifs et de prêts prétendument contraires au monopole bancaire. Rappelons qu’une action en concurrence déloyale peut être engagée en cas de violation d’une réglementation impérative, engageant la responsabilité civile de celui qui, par cet agissement fautif, porte atteinte à la libre concurrence. Or en l’espèce, le franchisé dénonçait des facilités de trésorerie contraires à plusieurs dispositions impératives du Code du commerce, ayant conféré à la filiale un avantage concurrentiel indu. L’égalité entre deux concurrents (le franchisé Speed Rabbit Pizza et la filiale Domino’s Pizza) serait donc rompue à cause de ces pratiques. S’estimant victime de ces actes réalisés dans un réseau concurrent, le franchisé sollicitait donc la cessation de ces pratiques et l’octroi de dommages-intérêts. En défense, le franchiseur Domino’s Pizza reprochait au franchisé du réseau Speed Rabbit Pizza d’avoir obtenu et produit, dans le cadre de l’instance judiciaire, des pièces couvertes par le secret professionnel. Plus précisément, le franchiseur reprochait la production d’un document adressé à ses franchisés qui détaillait son savoir-faire, par définition secret.

Après un premier arrêt de cassation (Com. 30 sept. 2020, n° 19-12.145), la cour d’appel fit droit à cette demande du franchiseur Domino’s Pizza : la pièce était protégée au titre du secret des affaires et divulguée de façon illicite. Le franchisé Speed Rabbit Pizza fut en conséquence condamné à 30 000 € de dommages-intérêts. Son pourvoi formé au nom du droit à la preuve emporte toutefois l’adhésion de la chambre commerciale. La censure de l’arrêt d’appel pour défaut de base légale se comprend aisément : le contrôle de proportionnalité qui aurait dû être mené n’a pas été opéré au fond, la cour d’appel ayant omis de rechercher si la protection conférée par le droit au secret des affaires, empêchant en principe la production de la pièce litigieuse, ne devait pas céder devant un autre impératif, d’égale valeur normative : le droit à la preuve. Conformément à la méthode de mise en balance des intérêts, la Cour n’instaure aucune hiérarchie entre ces deux impératifs : elle reproche simplement à la cour d’appel de ne pas avoir arbitré entre ces deux droits divergents, au regard des circonstances de l’espèce. Rien ne permet ainsi d’augurer de l’issue, par essence incertaine, du contrôle de proportionnalité qui sera mis en œuvre par la cour d’appel de renvoi.

Dans un premier temps, la Cour de cassation, reprenant largement la motivation de la cour d’appel, recense les éléments de qualification d’un document relevant du secret des affaires, ce qui justifie sa protection (C. com., art. L. 151-1). Celle-ci suppose la réunion de trois conditions : l’information ne doit pas être connue ou aisément accessible par des personnes opérant dans le secteur d’activité. En l’espèce, le document était adressé aux seuls membres du réseau, marqué du sceau de la confidentialité et d’une mention interdisant toute communication hors du réseau. Deuxième condition : l’information doit avoir une valeur commerciale. À suivre l’arrêt, cette valeur semble résider dans la nature des informations et des conseils communiqués, qui constituait « un vecteur de transmission du savoir-faire distinctif du franchiseur » (pt 16). Troisième condition : l’information doit faire l’objet, par son détenteur, de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret. En l’espèce, les mentions répétées à la confidentialité du document et l’interdiction de le divulguer caractérisent ces mesures raisonnables de protection. La pièce litigieuse relevant du secret des affaires, celle-ci est ipso jure protégée : l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicite de cette pièce (C. com., art. L. 151-4 s.) peut être sanctionnée par l’engagement de la responsabilité civile de l’auteur du fait fautif (C. com., art. L. 152-1 et L. 152-6). Dans cette perspective, le pourvoi contestait l’obtention et l’administration illicite de la pièce à des fins probatoires, alors que le franchisé savait, ou aurait dû savoir, que le document lui avait été remis sans le consentement du franchiseur et en méconnaissance d’une obligation de confidentialité pesant sur les membres du réseau. Protégée par le secret des affaires, la pièce n’aurait donc pas dû, en principe, être produite au cours de l’instance. Cependant, le secret des affaires connaît des exceptions (C. com., art. L. 151-7 s.), dont l’instance judiciaire (C. com., art. L. 151-8). Dans le cadre de cette instance, trois situations rendent le secret des affaires inopposable et, notamment, « la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national » (pt 19). En l’espèce, l’intérêt légitime est matérialisé par le droit à la preuve, inféré du droit au procès équitable. L’idée générale est qu’un justiciable doit pouvoir prouver ses allégations, même par des preuves obtenues de manière illicite ou déloyale, si les circonstances l’exigent et que l’atteinte en résultant aux droits concurrents est proportionnée au but poursuivi. La Cour de cassation reproche en conséquence à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si le secret des affaires devait en l’espèce céder – ou non – devant ce droit à la preuve en procédant à la mise en balance des éléments suivants : (i) le caractère « indispensable » de la pièce litigieuse afin de prouver les actes de concurrence déloyale ; (ii) l’atteinte « strictement proportionnée » au secret des affaires (pt 22). 

Sans grande surprise, la Cour confirme que le secret des affaires peut être mis en balance avec le droit à la preuve (Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954 ; Civ. 2e, 10 juin 2021, n° 20-11.987, à propos des mesures d’instruction in futurum). Suivant l’orientation de la jurisprudence récente, cet arrêt, s’il est parfaitement conforme à la logique présidant au contrôle de proportionnalité, contribue toutefois à accroître le risque d’affaiblir, par la portée nouvellement conférée au droit à la preuve, le droit au secret professionnel (v. pour le secret professionnel de l’avocat face au droit à la preuve, Civ. 1re, 6 déc. 2023, n° 22-19.285).

Références :

■ Ass. plén. 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et n° 21-11.330 DAE, 18 janv.2024, note Merryl Hervieu D. 2024. 291, note G. Lardeux ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 296, note T. Pasquier ; ibid. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 613, obs. N. Fricero ; ibid. 1636, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; AJ pénal 2024. 40, chron. ; AJCT 2024. 315, obs. A. Balossi ; Dr. soc. 2024. 293, obs. C. Radé ; Légipresse 2024. 11 et les obs. ; ibid. 62, obs. G. Loiseau ; RCJPP 2024, n° 01, p. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; ibid., n° 06, p. 36, chron. S. Pierre Maurice ; RTD civ. 2024. 186, obs. J. Klein

■ Com. 30 sept. 2020, n° 19-12.145 

■ Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954 D. 2025. 289, note V. Fourment ; Rev. sociétés 2025. 202, note N. Binctin ; Dalloz IP/IT 2025. 50, obs. O. de Maison Rouge ; RTD civ. 2024. 708, obs. J. Klein

■ Civ. 2e, 10 juin 2021, n° 20-11.987 D. 2021. 1194 ; ibid. 1795, chron. G. Guého, O. Talabardon, F. Jollec, E. de Leiris, S. Le Fischer et T. Gauthier ; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 625, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2021. 647, obs. H. Barbier

■ Civ. 1re, 6 déc. 2023, n° 22-19.285 DAE, 15 janv.2024, note Merryl Hervieu D. 2023. 2197 ; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 2025. 71, obs. T. Wickers ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; RCJPP 2024, n° 06, p. 36, chron. S. Pierre Maurice ; RTD civ. 2024. 193, obs. J. Klein

 

Auteur :Merryl Hervieu


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