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[ 4 juin 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

De l’utilité du contrôle de proportionnalité procédural au droit d’accès au juge

Le texte de l’article R. 411-21 du Code de la propriété intellectuelle relatif aux formes à respecter pour introduire un recours, tel qu’il était jusqu’à présent interprété, n’assure pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et l’objectif visé, et porte ainsi une atteinte excessive au droit d’accès au juge garanti par l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant le droit de tout justiciable à un procès équitable.

Com. 12 mai 2021, n° 18-15.153

Il y a quelques semaines, à l’effet de garantir le droit à l’accès au juge, la Cour de cassation, réunie en sa formation la plus solennelle, jugeait nécessaire d’adapter une règle de procédure qu’elle mettait en œuvre depuis cinquante ans, procédant ainsi à une évolution significative de sa jurisprudence sur l’irrecevabilité des moyens (Cass., ass. plén., 2 avr. 2021, n° 19-18.814 ). 

Par le présent arrêt, elle juge tout aussi nécessaire, et dans la même perspective, d’abandonner la jurisprudence qu’elle avait adoptée à propos de l'article R. 411-21 du Code de la propriété intellectuelle, considérant que celle-ci porte une atteinte disproportionnée au droit d’accéder à un tribunal. Ce texte prescrit le respect d’un certain formalisme dans la déclaration de recours contre les décisions rendues par le directeur de l’institut national de propriété industrielle (l’INPI), à peine d'irrecevabilité prononcée d'office ; tel qu’interprété par la chambre commerciale, il conduisait à priver le requérant de toute possibilité de régularisation en cas de manquement à l’une des formes requises pour introduire le recours, en sorte qu’il se voyait systématiquement opposer une fin de non-recevoir. Cette même chambre décide désormais que cette interprétation littéraliste du texte dont elle était pourtant l’auteur porte une atteinte disproportionnée au droit d’accéder à un tribunal, d’où la nécessité qu’avaient les juges du fond, dans l’espèce rapportée, d’écarter cette disposition telle qu’elle l’avait jusqu’alors interprétée, justifiant ainsi la cassation de leur décision.

Les faits ayant donné lieu à ce revirement sont classiques en la matière : une société titulaire d’une marque déposée et immatriculée avait formé opposition à la demande d’enregistrement d’une société visant à commercialiser des produits identiques. Le directeur de l’INPI ayant rejeté son opposition, la société avait alors formé un recours contre sa décision, déclaré irrecevable en cause d’appel au motif que ce recours avait été irrégulièrement formé par la société, «prise en la personne de ses représentants légaux», qui s’était ainsi formellement contentée de mentionner sa forme sociale sans indiquer expressément l'organe la représentant légalement, contrairement aux prescriptions du texte précité que justifie le fait qu’une société anonyme n’a pas le même représentant légal selon qu’elle est à conseil d’administration ou à directoire et conseil de surveillance. Devant la Cour de cassation, la société ayant ainsi été empêchée d’agir invoqua l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, faisant valoir que la réglementation en question ou, du moins, l'application qui en est faite, empêche les justiciables sans proportion raisonnable avec l’objectif visé de se prévaloir d'une voie de recours disponible. Selon la requérante, l'identification précise de la personne morale « prise en la personne de ses représentants légaux» permet de déterminer l'organe qui la représente pour, le cas échéant, vérifier ses pouvoirs et sa capacité, de telle sorte que constitue une limitation manifestement disproportionnée au droit d'accéder à un tribunal l'irrecevabilité du recours déposé à l'encontre d'une décision du directeur de l'INPI au nom d'une personne morale. Au visa du texte invoqué par l’auteur du pourvoi au nom de son droit à un procès équitable, dont découle le droit d’avoir accès à un tribunal, la Cour de cassation lui donne gain de cause, et casse en conséquence la décision rendue au fond sur le fondement de sa propre jurisprudence. 

Pour motiver ce revirement, la chambre commerciale commence par rappeler les contours du droit invoqué sur le fondement de l’article 6, dont il résulte, à la lumière de l’interprétation qu’en donne la Cour européenne des droits de l’homme, que le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect particulier, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle, de par sa nature même, une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Toutefois, ajoute immédiatement la Cour, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tel que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même, et elles ne se concilient avec l'article 6, § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (CEDH 28 oct. 1998, Pérez de Rada Cavanilles c/ Espagne, n° 116/1997/900/1112, § 44 ; CEDH 26 janv. 2017, Ivanova et Ivashova c/ Russie, n°797/14 et 67755/14, § 42 ; CEDH 13 mars 2018, Kuznetsov et autres c/ Russie, n° 56354/09 et 24970/08, § 40).

S'agissant plus particulièrement de la réglementation relative aux formes à respecter pour introduire un recours, la Cour précise qu’elle elle vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, et la Cour européenne des droits de l'homme a considéré que les intéressés devaient s'attendre à ce que ces règles soient appliquées, rappelant à cet égard, qu'il leur incombe au premier chef de faire toute diligence pour la défense de leurs intérêts.

Rapportant ce qui précède aux dispositions litigieuses, la Cour justifie le but légitime qu’elles poursuivent : les dispositions de l'article R. 411-21 du Code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction alors applicable, prévoyant qu'à peine d'irrecevabilité prononcée d'office, la déclaration de recours contre une décision rendue par le directeur de l'INPI doit comporter, lorsque le requérant est une personne morale, toute précision sur sa forme, sa dénomination, son siège social et l'organe qui la représente légalement, sont légitimes dès lors que, s'appliquant à un recours contre l'acte administratif individuel que constitue la délivrance d'un titre de propriété industrielle par le directeur de l'INPI (Com. 31 janv. 2006, n° 04-13.676), elles sont destinées à assurer le respect du principe de sécurité juridique. En effet, l'obligation pour la personne morale de mentionner l'organe la représentant permet au juge et à la partie défenderesse de s'assurer que le recours est formé par un organe habilité à engager et représenter la personne morale.

Enoncée clairement par le texte susvisé, cette formalité peut au surplus être aisément accomplie, souligne la Cour, dès lors que la personne morale connaît nécessairement l'identité de son représentant légal, de sorte que ce texte ne crée aucune incertitude et permet à l'auteur du recours, qui doit s'attendre à ce que ces règles soient appliquées et faire toute diligence pour la défense de ses intérêts, de se conformer aux exigences du texte.

La chambre commerciale poursuit en émettant une réserve qui se révélera par la suite essentielle : en effet, tandis que l'article 126 du Code de procédure civile dispose que, dans le cas où la situation donnant lieu à fin de non-recevoir est susceptible d'être régularisée, l'irrecevabilité sera écartée si sa cause a disparu au moment où le juge statue, elle observe qu’il est jugé de façon constante, en référence à sa propre jurisprudence, que les dispositions de l'article R. 411-21 du Code de la propriété intellectuelle sont spécifiques, qu'elles excluent l'application de l'article 126 du Code de procédure civile et qu'il ne peut donc être procédé à la régularisation ultérieure d'un défaut de mention (Com. 7 janv. 2004, n° 02-14.115 ; Com. 17 juin 2003, n° 01-15.747).

Or la Cour considère que la possibilité d’une régularisation jusqu'à ce que le juge statue n'empêcherait pas le contrôle du juge et ne porterait aucune atteinte aux intérêts légitimes de la partie défenderesse. Par ailleurs, les objectifs de sécurité juridique et de bonne administration de la justice, auxquels répond l'irrecevabilité pour défaut d'une des mentions requises, ne seraient pas affectés par l'ouverture d'une telle possibilité de régularisation.

Partant, elle juge que l'article R. 411-21 du Code de la propriété intellectuelle, tel qu'il a jusqu'à présent été interprété, n'assure pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, et porte une atteinte excessive au droit d'accès au juge.

Il lui apparaît donc nécessaire d'abandonner la jurisprudence précitée et d'interpréter désormais le texte litigieux en ce sens que ses dispositions ne sont pas exclusives de l'application de l'article 126 du Code de procédure civile et que, dès lors, l'irrecevabilité du recours formé contre les décisions du directeur de l'INPI résultant de l'omission, dans la déclaration de recours, d'une des mentions requises, sera écartée si, avant que le juge statue, la partie requérante communique les indications manquantes.

La sécurité juridique, quoiqu’elle ne donne pas un droit acquis à une jurisprudence figée, suppose toutefois de ne pas opposer en cours d’instance cette nouvelle interprétation à la demanderesse, pour lui reprocher de ne pas avoir procédé à la régularisation de la situation résultant du défaut de mention dans sa déclaration de recours de l'organe la représentant, dans la mesure où la jurisprudence antérieure excluait toute possibilité de régularisation.

Compte tenu de l’ensemble de ces considérations, les Hauts magistrats jugent que la cour d’appel, en statuant comme elle l’a fait alors qu'elle devait écarter l'article R. 411-21 du code de la propriété intellectuelle, tel qu'interprété alors, en tant qu'il atteignait de façon disproportionnée le droit d'accès à un tribunal de la société, a méconnu les exigences de l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

En conséquence, la Cour de cassation casse et renvoie l’affaire devant une autre cour d’appel, qui sera donc chargée de procéder à son réexamen par une application, inédite en cette matière, d’un contrôle de proportionnalité procédural dont l’ampleur récente a déjà été, dans le cadre de cette rubrique, observée et commentée (V. en droit des incapacités Civ. 1re, 27 janv. 2021, n° 19-22.508 ; en droit de la filiation, Civ. 1re, 27 janv. 2021, nos  19-15.921, 19-24.608 et 20-14.012).

Références

■ Cass., ass. plén., 2 avr.2021, n° 19-18.814 P : DAE 23 avr. 2021, note Merryl Hervieu ; D. 2021. 703, et les obs. ; AJ fam. 2021. 312, obs. J. Houssier

■ CEDH 28 oct. 1998, Pérez de Rada Cavanilles c/ Espagne, n° 116/1997/900/1112

■ CEDH 26 janv. 2017, Ivanova et Ivashova c/ Russie, n° 797/14 et 67755/14

■ CEDH 13 mars 2018, Kuznetsov et autres c/ Russie, n° 56354/09 et 24970/08

■ Com. 31 janv. 2006, n° 04-13.676 P : D. 2006. 581, obs. J. Daleau ; ibid. 2319, obs. S. Durrande

■ Com. 7 janv. 2004, n° 02-14.115 

■ Com. 17 juin 2003, n° 01-15.747 P : D. 2003. 2633, et les obs., obs. S. Durrande

■ Civ. 1re, 27 janv. 2021, n° 19-22.508 P : DAE 15 févr. 2021, note Merryl Hervieu ; D. 2021. 180 ; AJ fam. 2021. 189, obs. F. Eudier

■ Civ. 1re, 27 janv. 2021, nos  19-15.921, 19-24.608 et 20-14.012 P : DAE 16 févr. 2021, note Merryl Hervieu ; D. 2019. 2300 ; ibid. 2020. 506, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 677, obs. P. Hilt ; ibid. 843, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2020. 73, obs. J. Houssier ; ibid. 2019. 615, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2020. 80, obs. A.-M. Leroyer

 

Auteur :Merryl Hervieu

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