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[ 5 février 2025 ] Imprimer

Droit de la famille

Violences conjugales et indemnisation du préjudice moral : consécration d’une obligation positive supplémentaire au bénéfice des victimes

De manière inédite, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) déduit de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Conv. EDH) une obligation positive de permettre à une victime de violences conjugales de demander l’indemnisation du dommage moral subi.

CEDH, 12 déc. 2024, n° 11829/16, Hasmik Khachatryan c/Arménie

L’affaire concerne des violences domestiques graves ayant été infligées à une ressortissante arménienne, par son ancien concubin. Après qu’elle eut déposé une plainte pénale contre lui, et bien qu’elle eût demandé aux autorités à bénéficier d’un dispositif de protection, il continua à perpétrer des violences et à proférer des menaces à son encontre, au point de l’agresser publiquement après l’avoir prise à partie dans la rue. Il fut pénalement condamné, mais n’eut pas à purger sa peine, bénéficiant d’une amnistie.

Invoquant les articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Conv. EDH, combinés avec l’article 13 (droit à un recours effectif), la requérante reprochait aux autorités arméniennes de ne pas l’avoir protégée, pendant toute la durée de la procédure pénale, contre le comportement violent de son ancien concubin, de ne pas avoir infligé à ce dernier une peine proportionnée et de ne pas avoir veillé à l’exécution de sa peine. Elle ajoutait enfin, sur le plan civil, ne disposer d’aucun moyen légal de demander réparation pour le préjudice moral que lui aurait fait subir son agresseur. 

La Cour conclut à la violation de l'article 3 de la Convention, en raison du manquement de l’État à son obligation de réagir de manière adéquate à des violences domestiques graves, ainsi qu’à celle de permettre à la victime de demander réparation du préjudice moral subi à l’auteur des actes en cause. Ainsi, non seulement la Cour juge que bien qu’informées de la gravité de la situation, les autorités n’ont pris aucune mesure effective contre le concubin et n’ont pas su protéger la victime contre la poursuite des violences domestiques dont elle faisait l’objet, mais elle décide également de consacrer une obligation positive nouvelle au bénéfice des victimes de violences domestiques, fondée sur la nécessité des États de garantir l’indemnisation de leur préjudice moral. 

La sanction de l’inertie des autorités face à la nécessité de protéger les victimes de violences domestiques n’est pas nouvelle. Sur le fondement de l’article 2 de la Convention, protégeant le droit à la vie, la Cour avait déjà reconnu la carence de certains États ayant manqué de prendre, par le biais notamment de la loi pénale, « les mesures d’ordre pratique » nécessaires à la protection des victimes contre les menaces physiques dont elles peuvent faire l’objet ; elle avait, à ce titre, sanctionné le manque de diligence des autorités policières pour prévenir et réprimer la poursuite de violences domestiques (CEDH, 9 juin 2009, n° 33401/02, Opuz C/Turquie). Sur le fondement distinct de l’article 14, la Cour, assimilant les violences domestiques à une forme de discrimination à l’égard des femmes, avait même qualifié l’attitude passive des autorités de l’État de « caution » apportée aux violences exercées par leur auteur (CEDH, 28 mai 2013, n° 3564/11, Eremia c/Moldova : la carence des autorités pour protéger une mère de deux enfants des violences domestiques exercées par son mari revenait à cautionner ces violences et était discriminatoire à l’égard de l’épouse en tant que femme ; dans le même sens, v. CEDH, 9 juill. 2019, n° 41261/17, Volodina c/Russie : l’absence de dispositif de protection des femmes victimes de violences domestiques, tel que les ordonnances de protection ou d’éloignement, révèle un biais discriminatoire du droit russe). 

C’est en revanche la première fois que la Cour consacre, sur le fondement de l’article 3, le droit des victimes de violences domestiques à la protection de leur intégrité non seulement physique, mais également morale, par la voie de la réparation civile du préjudice moral éprouvé en conséquence des violences domestiques subies. Ainsi, la Cour considère-t-elle que « permettre aux victimes de violences domestiques d’obtenir de leurs auteurs l’indemnisation de leur dommage moral est un moyen de garantir que les États prennent en compte l’étendue de leur préjudice, non seulement physique, mais également psychologique ». Tout État de droit doit en conséquence permettre aux victimes de violences domestiques de solliciter une indemnisation pour le préjudice moral nécessairement subi en parallèle ou en conséquence du dommage corporel.

NB : en France, les victimes de violences conjugales ont droit à l’indemnisation par leur auteur de leur dommage moral, dont la demande peut être présentée soit au cours de la procédure pénale, soit devant une juridiction civile par une action distincte des poursuites pénales. Leur indemnisation est outre garantie par l’État depuis l’instauration de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (Civi) qui couvre, parmi les dommages extrapatrimoniaux résultant du fait infractionnel, le préjudice moral de la victime.

*l’arrêt est en anglais. Un lien a donc été mis vers le résumé juridique.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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