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[ 20 avril 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Expulsion et démolition : qualité requise pour invoquer la violation du droit à la vie et la disproportion de l’atteinte au droit au respect du domicile du locataire

Le propriétaire de constructions irrégulières ne peut invoquer l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) pour s’opposer à leur démolition dès lors que cette mesure n’affecte pas personnellement son droit au logement, mais porte uniquement atteinte à celui de ses locataires. Tel est l’enseignement principal de l’arrêt rendu par la troisième chambre civile le 4 mars dernier. 

Civ. 3e, 4 mars 2021, n° 20-11.726

Un propriétaire avait aménagé puis donné à bail plusieurs appartements à usage d’habitation édifiés sur son terrain, situé en zone agricole d’un plan local d’urbanisme où n’étaient autorisées que les constructions nécessaires à l’activité agricole. La commune l’avait alors assigné en remise en état des lieux, ce qui impliquait la démolition des habitations litigieuses et l’expulsion des locataires qui les occupaient.

Les juges du fond ayant accueilli sa demande, le propriétaire des constructions irrégulières forma un pourvoi en cassation. Sur le fondement de l’article 8 de la Conv. EDH, il dénonçait la violation de son droit au respect de son domicile, résultant de celui dû à sa vie privée, afin de s’opposer à l’injonction de démolition de ses habitations. Ainsi reprochait-il aux juges du fond d’avoir, d’une part, considéré que seuls les locataires concernés par la mesure de démolition pouvaient invoquer cette disposition et, d’autre part, d’avoir omis de contrôler concrètement la proportionnalité entre la démolition ordonnée et l’intérêt général recherché.

Sur le double fondement du droit interne et européen, la Cour de cassation rejette le pourvoi pour un motif de droit processuel. 

Elle rappelle en premier lieu que si l’article 31 du Code de procédure civile ouvre l’action à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, cette action suppose également, au-delà de cet intérêt à agir, d’avoir la qualité pour élever ou combattre une prétention ou pour défendre un but déterminé. Rapportée à l’espèce, cette règle signifie que le droit d’agir en contestation d’une mesure de démolition n’est ouvert qu’aux personnes que la loi reconnaît comme ayant un intérêt personnel à agir. 

La Cour ajoute que cette condition rejoint celle découlant de l'article 34 de la Conv. EDH et de la jurisprudence de la Cour européenne exigeant, pour pouvoir introduire une requête en vertu de ce texte, qu’un individu se prétendant victime d'une violation des droits garantis par la Convention démontre qu'il a été personnellement touché par la violation alléguée (CEDH 12 nov. 2013, Occhetto c/ Italie, n° 14507/07, § 37).

Selon les hauts magistrats, il se déduit logiquement de ces dispositions que celui qui invoque la violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile, garanti par l'article 8 de la Convention, doit justifier d'un intérêt personnel à agir, en démontrant qu'il est victime de la violation alléguée. Or, faute d’avoir été personnellement atteint par la mesure de démolition du logement de ses locataires et à la remise des lieux en état, le propriétaire ne pouvait se prévaloir d’un intérêt personnel à invoquer la violation d’un tel droit. Ainsi, la Cour de cassation juge-t-elle qu’« ayant relevé que le logement [du propriétaire] n’était pas concerné par le litige, et exactement retenu que seuls ses locataires étaient à même d'invoquer les dispositions de l'article 8 de la Convention, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder à un contrôle de proportionnalité que ses constatations rendaient inopérant, a légalement justifié sa décision d'ordonner la remise en état des bâtiments modifiés en méconnaissance des règles d'urbanisme ».

Il résulte de cet arrêt, dans le cas où une mesure de démolition ou de remise en état d’un logement loué est ordonnée, deux enseignements reposant sur un même postulat : le droit d’agir supposant d’avoir été personnellement affecté par la violation alléguée, seul le locataire peut invoquer la violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile puisque lui seul se trouve en conséquence d’une telle mesure privé de logement. Selon la même logique, en l’absence d’atteinte personnelle à son propre droit au logement, le propriétaire ne peut quant à lui se prévaloir, faute d’intérêt personnel à agir, d’une égale violation.

Ces précisions apportées sur la qualité requise pour agir, dans ces circonstances, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, en appellent également à plusieurs observations quant au contrôle de proportionnalité susceptible d’être invoqué et exercé en cette matière.

■ Violation de l’article 8 de la Convention : l’intérêt personnel à agir du locataire 

La Cour affirme ici explicitement ce que la jurisprudence antérieure reconnaissait implicitement au nom du droit au logement des occupants sans droit ni titre (Civ. 3e, 21 déc. 2017, n° 16-25.469 ; Civ. 3e, 4 juill. 2019, n° 18-17.119 ; Civ. 3e, 28 nov. 2019, n°17-22.810) : a fortiori, le locataire muni d’un titre d’occupation a-t-il qualité pour invoquer les dispositions de l’article 8 de la Convention lorsque la mesure de démolition ou de remise en état, condamnant l’occupation de son logement, conduit à porter atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile. C’est alors reconnaître au locataire, indirectement, la qualité requise pour invoquer la disproportion, au regard de l’intérêt général poursuivi, de l’atteinte ainsi portée à ses droits fondamentaux.

■ Violation de l’article 8 de la Convention : le droit exclusif du locataire à agir

Par la poursuite logique de cette analyse, la Cour juge pour rejeter le pourvoi formé par le propriétaire que ce dernier n’a pas la qualité requise pour invoquer les dispositions de l’article 8 de la Convention dès lors que la mesure de démolition ne porte pas directement et personnellement atteinte à son propre droit au logement, mais seulement à celui de ses locataires. En effet, dans un tel cas, il ne peut se prétendre « victime de la violation alléguée » puisque seul le droit au logement de ses locataires est atteint par la mesure (comp., concernant l’atteinte portée à son propre droit au logement, Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 19-10.375 ; Civ. 3e, 16 janv. 2020, n  19-13.645 ; Civ. 3e, 3 mars 2010, n° 08-21.911). Et cette atteinte, quoique le bien qu’ils louent appartienne au propriétaire bailleur, leur reste personnelle. La conception subjective de la notion de « domicile » adoptée par la CEDH doit en effet conduire à considérer le droit au logement comme un droit de la personnalité (v. not. CEDH 18 nov. 2004, Prokopovitch c/ Russie, n° 58255/00 : la requérante avait des « liens suffisants et continus avec l’appartement de son compagnon » décédé pour considérer ce lieu comme étant le domicile de l’intéressée au sens de l’article 8 de la Convention). Cette conception justifie, dans l’hypothèse de l’espèce, que le droit au logement du propriétaire ne peut se confondre avec celui de ses locataires. Sur un plan procédural, cette analyse doit également conduire à opposer dans ce cas au propriétaire une fin de non-recevoir pour défaut de qualité (C. pr. civ., art. 122). Comme l’affirme en conséquence la Haute cour, le propriétaire n’est donc pas recevable à invoquer l’article 8 de la Convention en lieu et place de ses locataires, lesquels ont donc un droit exclusif à agir sur ce fondement.

■ Portée de la solution quant au contrôle de proportionnalité

En reconnaissant au locataire un intérêt personnel et exclusif à agir en constatation d’une atteinte disproportionnée portées aux droits fondamentaux garantis par l’article 8 de la Convention, la Cour de cassation lève un doute né de sa réticence voire de son refus d’exercer un contrôle de proportionnalité lorsque ce dernier est susceptible de mettre en péril le droit de propriété. En effet, elle se montre d’une part rétive à sa mise en œuvre lorsque ceux l’appelant à y procéder sont de simples occupants (Cf, jurisprudence préc.), certainement pour éviter de prendre le risque, que l’absence de titre des demandeurs ne justifie pas, d’affaiblir le droit de propriété dont la valeur traditionnellement sacrée justifie de préserver, ce que confirme le fait qu’elle s’y prête au contraire sans réserve lorsque la demande émane d’un propriétaire (Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 19-10.375, préc. ; Civ. 3e, 19 déc. 2019, n° 18-25.113). D’autre part, il est établi que lorsque les mesures de démolition ou d’expulsion se révèlent être les seules mesures de nature à recouvrer la plénitude du droit du propriétaire sur son bien, l’atteinte au droit au logement qui en résulte ne peut jamais être considérée comme disproportionnée (Civ. 3e, 17 mai. 2018, n° 16-15.792 ; Civ. 3e, 4 juill. 2019, préc. ; Civ. 3e, 28 nov. 2019, préc.).

La netteté de la solution ici rendue dissipe ainsi toute incertitude quant à la possibilité pour un locataire de se prévaloir de l’article 8 de la Convention et d’exciper du principe de proportionnalité pour s’opposer à la remise en état et à la démolition de son logement, ainsi qu’à son expulsion.

La portée de la solution doit néanmoins être tempérée : même attentatoires à son droit au logement, les mesures de démolition ou de remise en état jugées indispensables à la préservation du droit de propriété resteront, conformément à la jurisprudence précitée et établie, inattaquables. Autrement dit, la possibilité ici reconnue au locataire d’en appeler au contrôle de l’atteinte à leur droit au logement ne vaudra pleinement que si ces mesures se révèlent alternatives et potentiellement excessives par rapport à l’atteinte générée.

Références : 

■ CEDH 12 nov. 2013, Occhetto c/ Italie, n° 14507/07D. 2014. 238, obs. J.-F. Renucci

■ Civ. 3e, 21 déc. 2017, n° 16-25.469 P: D. 2018. 9 ; ibid. 1328, chron. A.-L. Méano, V. Georget et A.-L. Collomp ; ibid. 1772, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2018. 450, obs. N. Le Rudulier ; RTD civ. 2018. 158, obs. W. Dross ; ibid. 970, obs. N. Cayrol

■ Civ. 3e, 4 juill. 2019, n° 18-17.119 P: D. 2019. 2163, note R. Boffa ; ibid. 2199, chron. L. Jariel, A.-L. Collomp et V. Georget ; ibid. 2020. 1148, obs. N. Damas ; ibid. 1380, obs. A. Leborgne ; ibid. 1761, obs. N. Reboul-Maupin et Y. Strickler ; AJDI 2020. 139, obs. N. Le Rudulier

■ Civ. 3e, 28 nov. 2019, n° 17-22.810 P: DAE 19 déc. 2019, note Merryl Hervieu D. 2019. 2350 ; ibid. 2020. 1148, obs. N. Damas ; ibid. 1380, obs. A. Leborgne ; ibid. 1761, obs. N. Reboul-Maupin et Y. Strickler ; AJDI 2020. 519, obs. F. de La Vaissière ; ibid. 633, obs. N. Damas ; Légipresse 2020. 64, étude G. Loiseau ; RTD civ. 2020. 156, obs. W. Dross

■ Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 19-10.375: P: AJDA 2020. 143 ; D. 2020. 82 ; RDI 2020. 150, obs. P. Soler-Couteaux ; RTD civ. 2020. 428, obs. W. Dross

■ Civ. 3e, 16 janv. 2020, n  19-13.645 P: AJDA 2020. 143 ; D. 2020. 82 ; ibid. 1761, obs. N. Reboul-Maupin et Y. Strickler ; RDI 2020. 150, obs. P. Soler-Couteaux ; ibid. 201, obs. M. Revert

■ Civ. 3e, 3 mars 2010, n° 08-21.911AJDA 2010. 473 ; D. 2010. 767 ; JT 2010, n° 122, p. 13, obs. E. Royer

■ CEDH 18 nov. 2004, Prokopovitch c/ Russie, n° 58255/00

■ Civ. 3e, 19 déc. 2019, n° 18-25.113 P: DAE 31 janv. 2020, note Merryl Hervieu; D. 2020. 1092, note R. Boffa ; ibid. 1248, chron. A.-L. Collomp, C. Corbel et L. Jariel ; ibid. 1761, obs. N. Reboul-Maupin et Y. Strickler ; AJDI 2020. 255, étude P.-L. Niel ; ibid. 317, point de vue J. Mazure ; RDI 2020. 142, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2020. 416, obs. W. Dross

■ Civ. 3e, 17 mai. 2018, n° 16-15.792 P: DAE 22 juin 2018, note Merryl Hervieu; D. 2018. 1071 ; ibid. 1772, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2019. 73, obs. F. Cohet ; RDI 2018. 446, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2018. 708, obs. W. Dross

 

Auteur :Merryl Hervieu

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