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[ 14 décembre 2018 ] Imprimer

Droit de la famille

Filiation : la proportionnalité recherchée entre prescription et vie privée

Le juge doit rechercher si, concrètement, la mise en œuvre des délais légaux de prescription des actions relatives à la filiation n'est pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

La méthode de la balance des intérêts et l’exercice subséquent d’un contrôle de proportionnalité entre la prescription des actions et la vie privée de ceux qui les engagent dominent désormais le droit de la filiation. La décision rapportée confirme cette évolution. 

En l’espèce, le demandeur avait engagé, en décembre 2010, une action en contestation de la paternité de celui qui l’avait reconnu, suivie d’une action en établissement judiciaire de la paternité de son père prétendu. Pour déclarer cette demande irrecevable, la cour d’appel retint qu’étant devenu majeur en août 1981, la prescription de l'action en recherche de paternité était acquise au 1er juillet 2006 et que ce délai de prescription tendait à protéger la sécurité juridique et les droits des tiers, de sorte qu'il n’était pas contraire à l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Au visa de l'article 8 précité et de l'article 321 du Code civil, la Cour de cassation censure cette décision. Elle reproche aux juges du fond de l’avoir rendue sans avoir recherché, comme ils y étaient invités, si, concrètement, dans l'affaire qui leur était soumise, la mise en œuvre de ces délais légaux de prescription n'était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre était ménagé entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu.

Conforme à la jurisprudence récente de la Cour de cassation rendue sur cette question (Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-19.853 ; Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.507; Civ. 1re, 9 nov. 2016, n° 15-25.068; Civ. 1re, 7 nov. 2018, n° 17-25.938), la première chambre civile rappelle la nécessité de contrôler la proportionnalité de la prescription des actions relatives à la filiation à l’atteinte en conséquence portée à la vie privée du demandeur. Il est vrai que lorsqu’elle aboutit à priver une personne de la possibilité de faire reconnaître son lien de filiation paternelle, la prescription légale des actions relatives à la filiation constitue une ingérence dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale, auquel elle porte atteinte. Elle poursuit cependant un but légitime en ce qu'elle tend à protéger les droits des tiers et la sécurité juridique ; dans le cas particulier de l'action en recherche de paternité, l'article 321 du Code civil dispose qu’elle se prescrit par dix ans à compter du jour où la personne a été privée de l’état qu’elle réclame ou a commencé à jouir de l’état qui lui est contesté, ce délai étant suspendu lors de la minorité de l’enfant. Cette disposition a pour but d’instaurer un juste équilibre entre le droit à la connaissance et à l'établissement de son ascendance, d'une part, et les droits des tiers et la sécurité juridique entendue comme la stabilité des filiations légalement établies, d'autre part, étant précisé que pendant longtemps, les actions relatives à la filiation étaient soumises à l’ancienne prescription trentenaire de droit commun avant d’être enfermées dans un plus bref délai, décennal, permettant de consolider plus rapidement la situation des enfants qui souhaitaient établir ou contester une filiation. Ce délai court du jour de l’établissement du lien de filiation contesté ou de celui auquel l’enfant a été privé du lien de filiation revendiqué, soit en l’espèce depuis la naissance. En raison de la suspension de l’action durant la minorité de l’enfant, la loi prévoit de faire courir un nouveau délai de dix ans à compter du jour de sa majorité, en sorte que celui-ci puisse agir si ses représentants légaux ont omis de le faire lorsqu’il était mineur. Toutes les actions relatives à la filiation sont en conséquence, désormais, en principe prescrites au plus tard au jour du 28e anniversaire de l’enfant. Celle en l’espèce engagée l’était incontestablement. 

Elle n’est pourtant pas jugée irrecevable, en soi, l’idée défendue par les Hauts magistrats étant que si le dispositif légal garantit théoriquement, par le délai de prescription qu’il fixe, un juste et nécessaire équilibre entre les droits et intérêts en présence, souvent antagonistes, c’est au juge d’en assurer concrètement l’application, au cas par cas, selon les circonstances propres à l’espèce, et de garantir ainsi l’effectivité de l’équilibre recherché. C’est la raison, attendue, pour laquelle la Cour reproche aux juges du fond de s’être en l’espèce abstenus de toute recherche concrète sur ce point et d’avoir, finalement, refusé d’exercer le contrôle de proportionnalité escompté, alors même qu’au vu des divers éléments versés en la cause, dont un legs testamentaire effectué par le père prétendu, de multiples témoignages ainsi que d’autres éléments démentant la possession d’état d’enfant légitime du demandeur, l’application de la prescription à son action en recherche de paternité pouvait être considérée comme portant une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale, au regard du but, même légitime, poursuivi. En raison de la démarche casuistique que le juge est désormais contraint de suivre, l’issue du contrôle de proportionnalité exercé ne profite pas toujours au demandeur, comme en témoigne une décision récente de la Cour de cassation qui confirme, tenant compte de l’ensemble des circonstances factuelles, la légitimité de la prescription de l’action jugée en appel dès lors que « (la requérante) n’a jamais été empêchée d’exercer une action tendant à faire établir sa filiation biologique, mais s’est abstenue de le faire dans le délai légal ; (…) qu’alors qu’elle avait des liens affectifs avec (son père) depuis sa petite enfance, elle a attendu son décès, et l’ouverture de sa succession pour exercer l’action ; (…) qu’elle a disposé de délais très importants pour agir (…) ; que de ces constatations et énonciations, dont il ressort que (la requérante) a eu la possibilité d’agir après avoir appris la vérité sur sa filiation biologique, la cour d’appel a pu déduire que le délai de prescription qui lui était opposé respectait un juste équilibre et qu’il ne portait pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale » (Civ. 1re, 7 nov. 2018, préc.).

Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-21.095

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 8 

« Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

■ Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-19.853 P: Dalloz Actu Étudiant, 15 sept. 2016; D. 2016. 1980, note H. Fulchiron ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser.

■ Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.507 P : Dalloz Actu Étudiant, 7 nov. 2016; D. 2016. 2496, obs. I. Gallmeister, note H. Fulchiron ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2016. 543, obs. J. Houssier ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser

■ Civ. 1re, 9 nov. 2016, n° 15-25.068 P: D. 2016. 2337, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2016. 601, obs. M. Saulier ; RTD civ. 2017. 111, obs. J. Hauser

■ Civ. 1re, 7 nov. 2018, n° 17-25.938 P: D. 2018. 2136

 

Auteur :Merryl Hervieu

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