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Droit de la responsabilité civile
Indemnisation du préjudice moral de l'enfant né après le décès de son grand-père
L’enfant qui était conçu au moment du décès de la victime directe de faits présentant le caractère matériel d’une infraction peut demander réparation du préjudice que lui cause ce décès.
Civ. 2e, 11 février 2021, n° 19-23.525
Par l’arrêt rapporté, la deuxième Chambre Civile de la Cour de Cassation vient confirmer la récente admission de l'indemnisation du préjudice moral de l'enfant seulement conçu au moment du décès de la victime directe, donc né postérieurement à cette date. Par un arrêt de revirement, la deuxième Chambre Civile de la Cour de Cassation avait en effet accepté d’indemniser le préjudice moral de l’enfant né après le décès de son père, mais déjà conçu à cette date (Civ. 2e, 14 déc. 2017, n° 16-26.687). La chambre criminelle s'est récemment alignée sur la deuxième chambre civile dans un arrêt du 10 novembre 2020 (Crim. 10 nov. 2020, n° 19-87.136), admettant l'indemnisation du préjudice moral de l'enfant né postérieurement au décès de son père.
En l’espèce, la réitération de la solution pouvait prêter au doute puisqu'il ne s'agissait plus du père mais du grand-père de l'enfant, simplement conçu au moment du décès de son aïeul, victime d’un meurtre pour lequel son auteur avait été pénalement condamné. Agissant en qualité de représentante légale de son enfant mineur, la mère du défunt, après avoir été indemnisée par la cour d’assises par un arrêt statuant au civil, avait saisi une commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) pour voir réparer le préjudice moral subi par sa fille.
La question posée à la Cour de cassation se trouvait ainsi, en comparaison de la jurisprudence précédente, partiellement renouvelée : il convenait de savoir si le préjudice moral subi par un enfant conçu mais pas encore né est à la fois certain et direct lorsque le fait dommageable réside dans le décès d’un de ses grands-parents et que ce fait s’est produit entre sa conception et sa naissance.
Ainsi, le problème posé était-il double : d’une part, existe-t-il un lien de causalité suffisant entre le dommage constitué par le décès du grand-parent et le préjudice moral résultant de l’absence définitive du défunt dont il est demandé réparation ? d’autre part, le préjudice d’affection peut-il résider dans la perte d’un membre de la famille de l’enfant qui n’appartient pas à son cercle familial immédiat ?
A ces deux questions, la deuxième chambre civile apporte une réponse positive.
Elle considère que « (l)'enfant qui était conçu au moment du décès de la victime directe de faits présentant le caractère matériel d'une infraction peut demander réparation du préjudice que lui cause ce décès ». Au surplus, elle estime que la perte d’un aïeul constitue un préjudice réparable dans la mesure où l'enfant né après le décès de son grand-père se trouve ainsi privée de la présence de celui « dont elle avait vocation à bénéficier », sans que celle-ci n’ait à justifier qu’elle aurait entretenu des liens particuliers d'affection avec lui si elle l'avait connu, la Cour estimant que l'enfant « souffrait nécessairement de son absence définitive ».
Concernant la reconnaissance de l’existence d’un lien de causalité, la question n’est pas nouvelle. La jurisprudence l’a, dans cette hypothèse, longtemps exclu, refusant en conséquence l’indemnisation du préjudice allégué lorsque l’enfant n’était pas encore conçu au moment du décès (Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 02-11.999 ; Civ. 2e, 24 mai 2006, n° 05-18.663; Civ. 2e, 3 mars 2011, n° 10-16.284). La justification de ce refus reposait sur la règle selon laquelle la personnalité juridique, nécessaire pour être titulaire de droits, s’acquiert en principe à la naissance de la personne, dont le droit à réparation ne s’ouvre donc qu’à cette date. Rapportée aux circonstances de l’espèce, l’application de cette règle revient à exclure le droit à réparation du dommage moral de l’enfant qui n’est pas encore né à la date du fait qui en serait prétendument la cause. Il est vrai que si les règles de la responsabilité civile permettent d'indemniser le préjudice, notamment d’affection, subi par une victime par ricochet, c’est à la condition que ce dommage résulte certainement et directement du fait générateur du dommage principal, en l’espèce, le décès du grand-père. C’est ce que le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions, demandeur au pourvoi, soutenait précisément dans la première branche de son moyen : les juges d’appel ayant admis de réparer un préjudice moral dont l’existence ne coïncide pas avec la date du décès de la victime directe, tuée par arme blanche alors que sa petite-fille n’était pas encore née, cette distorsion temporelle devait conduire à exclure l’existence d’un lien de causalité entre le décès de la victime et le dommage moral allégué. Ce lien de causalité est pourtant reconnu par la Cour : l’existence d’un lien direct et certain entre le fait générateur, survenu avant la naissance de l'enfant, et le préjudice de ce dernier est en l’espèce caractérisée, tout d’abord parce qu’une proximité immédiate du dommage et du fait générateur dont il résulte n’a jamais à être exigée : il suffit que le premier ait été directement et certainement causé par le second, ce qui était en l’espèce le cas. Surtout, le principe selon lequel la titularité des droits dépend de la naissance souffre par tradition d’une exception tirée de l’adage infans conceptus : dégagé au profit de l’enfant, ce dernier peut, en vertu de son application, être titulaire de droits dès sa conception par le biais d’une fiction juridique qui répute né l'enfant conçu toutes les fois qu'il en va de son intérêt. Pour bénéficier de cette règle dérogatoire, l'enfant doit naître vivant et viable de même que le droit qu’il demande à obtenir (droits de succession par exemple) doit avoir existé alors qu’il était déjà conçu. Dans l’arrêt rapporté, comme dans ceux qui l’ont précédé, l’application de cette maxime permet ainsi à l’enfant seulement conçu et né postérieurement au décès de la victime directe de bénéficier d’un droit à réparation de son préjudice d’affection : en l’espèce, le dommage de la victime principale, le grand-père, est né au moment de son décès ; c’est à cette date que son droit à réparation est entré dans son patrimoine, et celui de la victime par ricochet (l’enfant) devait donc naître simultanément.
Toutefois, la date de naissance de la créance indemnitaire de l’enfant aurait pu être problématique dans la mesure où elle suppose d’admettre que l'enfant puisse subir un préjudice moral in utero... Ce problème a toutefois été résolu par les juges : parfois tentés par une approche subjective du dommage moral supposant que le préjudice ait été effectivement ressenti par la victime (Crim. 5 oct. 2010, n° 09-87.385 et n° 10-81.743 ; Civ. 2e, 22 nov. 2012, n° 11-21.031). Ils font plus généralement le choix d’une conception objective et abstraite du préjudice moral, indifférente à ce que la victime éprouve réellement au moment des faits, au point même de rendre insignifiante l'absence de conscience de la victime en état végétatif laquelle ne serait pas, en soi, exclusive d'un préjudice personnel devant être intégralement réparé (Civ. 2e, 22 févr. 1995, n° 93-12.644 et 92-18.731). Plus évidente à saisir, la conception subjective du préjudice n’a pourtant jamais véritablement prospéré en jurisprudence. Elle est en effet contestable : on peut admettre que l'indemnisation d'un dommage ne soit pas nécessairement fonction de la représentation que s'en fait la victime, mais de sa constatation par le juge et de son évaluation objective.
Concernant le lien filial unissant la victime principale et la victime par ricochet dont dépend la réparation du dommage moral subi par la seconde du fait du décès de la première, rappelons qu'une indemnisation au titre du préjudice moral dû à la souffrance causée par la perte d'un proche est accordée depuis longtemps à la victime par ricochet chaque fois qu’elle prouve l’existence d’un préjudice certain et personnel. Les juges apprécient au cas par cas la réalité du préjudice et admettent en pratique sans difficulté d’indemniser les membres appartenant au cercle familial restreint de la victime directe : parents, grands-parents, enfants, conjoints ou concubins. Surtout, rompant avec sa position traditionnelle, la jurisprudence actuelle admet que l’existence d’un lien de droit ou de parenté suffit à ouvrir droit à réparation, même si aucune relation affective particulière n’était entretenue entre la victime par ricochet et la victime directe (Civ. 2e, 24 oct. 2019, n° 18-15.827 ; V. déjà, Civ. 2e, 16 avr. 1996, n° 94-13.613).
Ce souffle libéral se révèle, dans la configuration de l’espèce, particulièrement utile, l’enfant n’ayant jamais connu son grand-père. Mais comme le relève la Cour, celle-ci n’avait pas « à justifier qu’elle aurait entretenu des liens particuliers d’affection avec lui si elle l’avait connu ». Dès lors, le moyen avancé par l’auteur du pourvoi consistant à cantonner le préjudice réparable de l’enfant à la perte de ses seuls parents en raison de la proximité du lien filial les unissant, sans que ce préjudice puisse s’étendre à d’autres membres de la famille, n’était pas fondé. La perte de parents plus éloignés donne également lieu à réparation, a fortiori depuis que la victime par ricochet n’a plus à justifier qu'elle entretenait avec la victime directe décédée des liens affectifs réguliers. La qualité d’aïeul de la victime principale, de même que le caractère hypothétique des liens d’affection qu’elle aurait entretenus avec la victime par ricochet, ne pouvaient faire obstacle à l’indemnisation de cette dernière.
Références
■ Civ. 2e, 14 déc. 2017, n° 16-26.687 P : DAE 14 févr. 2008, ibid. 12 janv. 2018 ; D. 2018. 386, note M. Bacache ; ibid. 2153, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; AJ fam. 2018. 48, obs. M. Saulier ; RDSS 2018. 178, obs. T. Tauran ; RTD civ. 2018. 72, obs. D. Mazeaud ; ibid. 92, obs. A.-M. Leroyer ; ibid. 126, obs. P. Jourdain
■ Crim. 10 nov. 2020, n° 19-87.136 P : D. 2020. 2288 ; AJ fam. 2020. 679, obs. L. Mary ; AJ pénal 2021. 31, note Y. Mayaud
■ Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 02-11.999 P : D 2005. 671, obs. F. Chénedé ; ibid. 2006. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 2005. 404, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 2e, 24 mai 2006, n° 05-18.663 P
■ Civ. 2e, 3 mars 2011, n° 10-16.284
■ Crim. 5 oct. 2010, n° 09-87.385 P et n° 10-81.743 P : D. 2011. 1040, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; . RTD civ. 2011. 353, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 22 nov. 2012, n° 11-21.031 P : DAE 4 déc. 2012 ; D. 2013. 346, note S. Porchy-Simon ; ibid. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2013. 123, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 2e, 22 févr. 1995, n° 93-12.644 P et 92-18.731 P : D. 1996. 69, note Y. Chartier ; ibid. 1995. 233, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 1995. 629, obs. P. Jourdain.
■ Civ. 2e, 24 oct. 2019, n° 18-15.827 : DAE 10 déc. 2019, note M. Hervieu
■ Civ. 2e, 16 avr. 1996, n° 94-13.613 P : D. 1997. 31, obs. P. Jourdain ; RTD civ. 1996. 627, obs. P. Jourdain
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