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Licenciement d’une salariée voilée : clap de fin
Il aura fallu 10 ans pour qu’une salariée obtienne enfin satisfaction devant les juges du fond. Sans surprise, la cour d’appel de Versailles se range à la position de la CJUE et de la Cour de cassation et affirme que le licenciement prononcé en raison de l’hostilité d’un client à l’égard d’une manifestation religieuse est discriminatoire.
En juin 2009, une ingénieure d’études est, quelques mois après son embauche, licenciée car elle refuse de retirer son voile lorsqu’elle travaille en contact avec la clientèle. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 18 avril 2013 (n° 11/05892) refuse de faire droit à sa demande de nullité du licenciement au motif que la restriction apportée à la liberté religieuse de la salariée est justifiée et proportionnée au regard de l’intérêt de l’entreprise. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation opte pour une question préjudicielle auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le 14 mars 2017, cette dernière rend deux arrêts complémentaires, l’un portant sur cette affaire (C-188/15), l’autre sur une affaire belge (C-157/15). Selon la Cour de justice, une entreprise peut se doter d’une règle interne prescrivant une neutralité philosophique, politique et religieuse impliquant l’interdiction de porter dans le cadre de son travail des signes visibles de ces convictions ou d’accomplir tout rite afférent à ces convictions. Une telle règle ne constitue pas une discrimination directe car elle vise indifféremment toute manifestation de convictions et traite par conséquent tous les salariés de l’entreprise de manière identique. En revanche, il pourrait éventuellement y avoir discrimination indirecte si cette obligation de neutralité, aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. A défaut de règle interne à l’entreprise prescrivant la neutralité, la CJUE estime que l’interdiction faite à un salarié donné de manifester sa religion constitue une discrimination directe sauf à établir une exigence professionnelle essentielle et déterminante. Elle rappelle que ne répond pas à ce critère des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. Le 22 novembre 2017 (n° 13-19.855), la Cour de cassation suit cette ligne directrice : elle censure l’arrêt de la cour d’appel de Paris et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Versailles. Il appartenait donc aux juges du fond de dérouler le raisonnement proposé par la CJUE. Dans un arrêt clair, ils considèrent que le licenciement est discriminatoire car il n’existait pas de règle interne prescrivant une obligation de neutralité (1) et l’employeur n’établit pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante recevable (2). Par conséquent, ils appliquent logiquement les règles relatives aux conséquences d’un licenciement nul (3)
1. La règle interne prescrivant la neutralité
La cour d’appel de Versailles examine attentivement si l’entreprise s’était ou non dotée d’une règle prescrivant une neutralité des salariés dans l’expression de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses. En l’espèce, l’employeur tentait de faire valoir une règle non écrite de neutralité. Pour écarter cet argument, les juges du fond reprennent la position de la Cour de cassation concernant la forme et la teneur d’une telle règle. Sur la forme, seule une règle écrite, discutée devant les institutions représentatives du personnel, soumise à une certaine publicité, présente les garanties nécessaires pour apporter une restriction aux libertés du salarié. Il en résulte que l’employeur doit inscrire cette règle dans son règlement intérieur ou une note de service respectant le même processus d’élaboration. Pour les entreprises non soumises à l’obligation d’élaborer un règlement intérieur, c’est-à-dire les entreprise de moins de 20 salariés, (seuil fixé à 50 salariés à compter du 1er janvier 2020, C. trav., art. L. 1311-2), il ressort de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles qu’un employeur souhaitant imposer une obligation de neutralité devra certainement respecter un formalisme équivalent à celui fixé à l’article L. 1321-4 du Code du travail. Concernant la teneur, la règle doit être générale et indifférenciée et ne s’appliquer qu'aux salariés se trouvant en contact avec les clients. Par ailleurs, en cas de refus d’un salarié de se conformer à une telle obligation, l'employeur doit rechercher une alternative au licenciement en vérifiant s’il lui est possible de proposer un poste n’impliquant pas de contact visuel avec les clients, « tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l'entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire ». Or en l’espèce, les juges du fond observent que l’employeur ne démontrait pas que d’autres salariés étaient concernés par cette règle non écrite ni que d’autres motifs que le port du voile étaient visés. A supposer même l’existence d’une règle non écrite, sa précision s’avérait donc très insuffisante pour être valable. On observera que depuis la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, l’article L. 1321-2-1 du Code du travail indique expressément que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Cette disposition ne fait que confirmer la règle affirmée dès 1982, figurant à l’actuel article L. 1321-3 du Code du travail et le test de proportionnalité qu’elle implique devrait suivre les précisions apportées par la CJUE et la Cour de cassation : l’employeur devra essayer de trouver une alternative au licenciement (V. déjà, pour l’admission d’une clause de neutralité dans le règlement intérieur d’une crèche, la célèbre affaire Baby-Loup : Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369). Par ailleurs, Il faut rappeler la situation des salariés travaillant pour une entreprise gérant un service public. Dans la fonction publique, il existe une règle interne prescrivant la neutralité politique, philosophique et religieuse de tous les agents. Depuis 2013, la Cour de cassation considère que cette règle de neutralité peut également s’appliquer aux salariés des entreprises privées gérant un service public si le règlement intérieur le prévoit (Soc. 19 mars 2013, n° 12-11.690).
2. L’exigence professionnelle essentielle et déterminante
A défaut de règle interne prescrivant la neutralité, l’employeur ne pouvait échapper à une condamnation pour discrimination qu’en démontrant l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante (C. trav., art. L. 1133-1). Pour être admise, cette exigence doit être objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. La lettre de licenciement indiquait qu'à la suite de la dernière intervention de la salariée chez un client, celui-ci avait demandé que désormais la personne en charge des interventions sur son site ne porte pas le voile. Face au refus de la salariée de retirer son voile, l’employeur avait estimé que la situation n'était pas gérable vis-à-vis du client et licencié la salariée. L’employeur tentait donc de faire valoir qu’il n’avait pas d’intention discriminatoire et que sa décision était dictée par un motif légitime. L’argument ne pouvait prospérer car la CJUE a rappelé à plusieurs reprises que la volonté de l’employeur de tenir compte des préjugés de la clientèle ne peut constituer une exigence professionnelle recevable (V. déjà CJCE 10 juill. 2008, n° C. 54/07). Il en serait autrement si la nature des tâches confiées à la salariée impliquait objectivement le retrait du voile. Il faudrait par exemple faire valoir des raisons liées à la santé ou la sécurité du salarié lui-même ou d’autrui (pour une infirmière : CEDH 15 janv. 2013, Chaplin, n° 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, pour d’autres situations permettant de prendre en compte un critère a priori discriminatoire comme le sexe : C. trav., art. R. 1142-1 ; ou l’âge : C. trav., art. L. 1133-2).
3. Les conséquences d’un licenciement discriminatoire
Selon l’article L. 1132-4 du Code du travail, toute disposition ou tout acte pris à l’égard d’un salarié en méconnaissance des dispositions relatives aux règles proscrivant la discrimination est nul. Le licenciement nul relève d’un régime particulier. Le salarié peut exiger sa réintégration assortie des salaires dont il a été injustement privé. Toutefois, si celle-ci est matériellement impossible ou si le salarié ne souhaite pas être réintégré, le juge doit alors lui accorder une indemnité qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. Ce montant minimum s’applique quelle que soit la taille de l’entreprise ou l’ancienneté du salarié (Soc. 27 juin 2000, n° 98-43.439). Cette solution jurisprudentielle a été confirmée par la loi du 8 août 2016 (C. trav., ancien art. L. 1235-3-1). Depuis, l’ordonnance de septembre 2017 a mis en place un barème en cas de licenciement injustifié. Toutefois, l’article L. 1235-3-1 du Code du travail prend soin de préciser que ce barème n’est pas applicable au licenciement discriminatoire. Le salarié peut toujours prétendre à une indemnité minimale de 6 mois de salaire, auquel s’ajoute l’indemnité légale, conventionnelle ou contractuelle de licenciement. En l’espèce, l’employeur tentait de démontrer que le montant demandé par la salariée était excessif au regard de son ancienneté inférieure à 2 ans et que par ailleurs, elle ne démontrait pas de préjudice spécifique. Les juges écartent logiquement l’argument concernant l’ancienneté. L’argument du préjudice spécifique n’est par ailleurs pertinent que dans la mesure où le montant minimal de 6 mois de salaire est accordé. En l’espèce, les juges retiennent « qu’eu égard à l'ancienneté de la salariée dans l'entreprise, à son âge, au motif de son éviction de l'entreprise et à sa rémunération sur les six derniers mois, l'indemnité pour licenciement nul doit être fixée à la somme de 15 234 euros bruts », ce qui correspondait exactement à 6 mois de salaire. En revanche, ils excluent le licenciement vexatoire au motif que la salariée ne démontre aucune circonstance particulière révélant une faute spécifique de l’employeur ni un préjudice distinct de la perte injustifiée de son emploi. Enfin, il faut rappeler qu’avant 2016, la Cour de cassation considérait qu’en cas de licenciement nul, la loi ne prescrivait pas le remboursement par l’employeur des allocations chômages versées au salarié licencié, dans la limite de 6 mois. (Soc. 2 mars 2016, n° 14-23.009). Cette solution n’est toutefois plus de droit positif depuis la loi du 8 août 2016 modifiant l’article L. 1235-4 du Code du travail.
Versailles, 18 avril 2019, n° 18/021898
Références
■ Paris, 18 avr 2013, n° 11/05892
■ CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, n° C-188/15 : Dalloz Actu Étudiant, 21 mars 2017 ; AJDA 2017. 551 ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947, note J. Mouly ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; ibid. 2018. 467, obs. F. Benoît-Rohmer ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez
■ CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, n° C-157/15 : AJDA 2017. 551 ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947, note J. Mouly ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; ibid. 2018. 663, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; ibid. 2018. 467, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 2019. 85, étude J.H.H. Weiler ; ibid. 105, étude S. Hennette Vauchez ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez
■ Soc. 22 nov. 2017, n° 13-19.855 P : Dalloz Actu Étudiant, 1er déc. 2017 ; D. 2018. 218, et les obs., note J. Mouly ; ibid. 190, chron. F. Ducloz, F. Salomon et N. Sabotier ; ibid. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2018. 348, étude H. Nasom-Tissandier ; RDT 2017. 797, obs. M. Miné
■ Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369 P : AJDA 2014. 1293 ; ibid. 1842, note S. Mouton et T. Lamarche ; D. 2014. 1386; ibid. 1536, entretien C. Radé ; AJCT 2014. 511, obs. F. de la Morena ; ibid. 337, tribune F. de la Morena ; Dr. soc. 2014. 811, étude J. Mouly ; RDT 2014. 607, étude P. Adam ; RFDA 2014. 954, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser.
■ Soc. 19 mars 2013, n° 12-11.690 P : Dalloz Actu Étudiant, 29 mars 2013 ; AJDA 2013. 597 ; ibid. 1069, note J.-D. Dreyfus ; D. 2013. 777 ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; AJCT 2013. 306 ; Dr. soc. 2013. 388, étude E. Dockès
■ CJCE 10 juill. 2008, n° C-54/07 : D. 2008. 3038, obs. F. Muller et M. Schmitt ; RSC 2009. 197, obs. L. Idot
■ CEDH 15 janv. 2013, Chaplin, n° 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10 : Dalloz Actu Étudiant, 30 janv. 2013 ; AJDA 2013. 81 ; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2013. 337, obs. F. Laronze ; Constitutions 2013. 564, obs. P. Lutton
■ Soc. 27 juin 2000, n° 98-43.439 P : D. 2000. 221
■ Soc. 2 mars 2016, n° 14-23.009 P : D. 2016. 660 ; ibid. 1588, chron. P. Flores, E. Wurtz, N. Sabotier, F. Ducloz et S. Mariette ; Dr. soc. 2016. 650, étude S. Tournaux ; RDT 2016. 338, obs. M. Lafargue
■ Quelques références bibliographiques récentes
P. Adam, Discrimination, liberté et religion. De Luxembourg à Paris : voyage aller-détour(s), SSL 2017, n° 1792, p. 16
P. Adam, La CJUE ou l'anticyclone européen (À propos de la neutralité religieuse dans l'entreprise privée), RDT 2017. 422
M. Miné, Liberté de religion dans le travail : garanties et limites, RDT 2017. 797
J. Mouly, Le voile dans l'entreprise et les clauses de neutralité : les enseignements de la CJUE "traduits" en droit interne par la Cour de cassation, D. 2018, 218.
H. Tissandier, Neutralité religieuse dans l'entreprise: le droit français au droit du prisme européen, Dr. Soc. 2018. 348
C. Wolmark, La neutralité du salarié, RDT 2018. 726
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