Actualité > À la une

À la une

[ 27 janvier 2021 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Présomption d’innocence versus liberté d’expression : validation de la diffusion du film « Grâce à Dieu »

Dans un arrêt du 6 janvier 2021, la Cour de cassation rejette la demande de suspension de la diffusion du film « Grâce à Dieu » et précise les contours du contrôle judiciaire de proportionnalité des droits fondamentaux à la présomption d'innocence, au droit à un procès équitable et à la liberté d'expression.

Civ. 1re, 6 janv. 2021, n° 19-21-718 P

Le 26 janvier 2016, un prêtre avait été mis en examen du chef d’atteintes sexuelles commises entre 1986 et 1991 alors qu’il officiait dans le diocèse de Lyon. Il avait également été entendu en qualité de témoin assisté concernant des viols qui auraient eu lieu durant la même période.

Le 31 janvier 2019, l’intéressé assigna en référé les trois sociétés de production du film « Grâce à Dieu », inspiré des faits précédemment exposés, aux fins de voir ordonner, sous astreinte, la suspension de sa diffusion, prévue le 20 février 2019, jusqu’à ce qu’une décision de justice définitive se prononce sur sa culpabilité.

Confirmant le jugement rendu par le TGI de Paris, la cour d’appel refuse d’accéder à sa demande. Elle retient d’abord que si le film retrace effectivement le parcours judiciaire du requérant et ne masque pas le fait qu’il fait l’objet d’une information judiciaire en cours au jour de sa diffusion en salles, « ce film n’est cependant pas un documentaire sur le procès à venir et que, présenté par son auteur comme une œuvre de fiction sur la libération de la parole de victimes de pédophilie au sein de l'église catholique, il s’inscrit dans une actualité portant sur la dénonciation de tels actes au sein de celle-ci et dans un débat d'intérêt général qui justifie que la liberté d’expression soit respectée et que l’atteinte susceptible de lui être portée pour assurer le droit à la présomption d’innocence soit limitée ». 

Elle relève ensuite la précaution prise par le réalisateur d’insérer deux cartons informatifs, au début et à la fin de l’œuvre, le premier la présentant comme « une fiction, basée sur des faits réels », par ailleurs « déjà connus du public », le second rappelant la présomption d’innocence bénéficiant à celui qui en était le personnage principal, cette double information permettant à tous les spectateurs « d’être informés de cette présomption au jour de la sortie du film ». 

Elle ajoute que « le procès (du requérant) n'est pas prévu à une date proche et qu’il n’est pas porté atteinte au droit de l’intéressé à un procès équitable ».

Elle énonce enfin, que « la suspension de la sortie du film jusqu'à l'issue définitive de la procédure pénale mettant en cause (le plaignant) pourrait à l'évidence ne permettre sa sortie que dans plusieurs années, dans des conditions telles qu'il en résulterait une atteinte grave et disproportionnée à la liberté d'expression ». 

Et la juridiction du second degré de conclure que la suspension de la diffusion du film litigieux jusqu’à ce qu’une décision définitive sur sa culpabilité soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu.

Devant la Cour de cassation, le prêtre invoque sur le fondement des articles 9-1 du Code civil et 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, une atteinte à sa présomption d’innocence et à son droit à un procès équitable, soutenant que l’œuvre litigieuse présentait la réalité des faits imputés comme acquise et sa culpabilité comme certaine. Il souligne en ce sens la faiblesse de l’impact des cartons informatifs au regard de la force attachée à la démonstration de sa culpabilité par le film visionné dans son entier, dont l’influence est susceptible de s’exercer sur la juridiction qui sera appelée à le juger au mépris non seulement de son droit à la présomption d’innocence mais également au principe d’impartialité judiciaire, la seule circonstance que la sortie n’ait pas lieu en même temps que les débats judiciaires étant indifférente dès lors qu’existe la possibilité de télécharger ou d’acquérir une copie du film pendant le procès. Il soutient enfin que le caractère temporaire de la suspension demandée permettrait de respecter l’exigence de proportionnalité en limitant sans l’atteindre le droit du public à l’information par le débat d’intérêt général auquel le film contribue. 

La première chambre civile rejette le pourvoi au visa des articles 6 (droit à un procès équitable) et 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 9-1 du Code civil (droit à la présomption d’innocence). Rappelant que la mise en balance de ces droits fondamentaux, à égale valeur normative, « doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l'expression litigieuse, de sa contribution à un débat d'intérêt général, de l'influence qu'elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et de la proportionnalité de la mesure demandée » (CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08, rendu en matière de violation du secret de l’enquête et de l’instruction) ». 

Elle approuve en conséquence la cour d’appel d’avoir apprécié l’impact du film et des avertissements donnés aux spectateurs regard de la procédure pénale en cours, constaté que cette œuvre participait à un débat d’intérêt général (lequel naît le plus souvent d’un sujet de société ou d’une actualité politique qui présente un intérêt légitime pour le public dont le droit « à » l’information est acquis), et retenu que la culpabilité de l’intéressé n’ayant pas été présentée comme acquise, son innocence restait présumée. Sur ce dernier point, en référence à sa propre jurisprudence, la Cour rappelle que l’atteinte à la présomption d’innocence n’est constituée que lorsque l’expression litigieuse, exprimée publiquement, contient des conclusions définitives tenant pour acquise la culpabilité d’une personne pouvant être identifiée relativement à des faits qui font l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, ou d’une condamnation pénale non encore irrévocable (Civ. 1re, 10 avr. 2013, n° 11-28.406).

Selon la Cour de cassation, la juridiction d’appel a alors justement procédé à la mise en balance des intérêts antagonistes en jeu qu’appelait ce litige et considéré à bon droit que la suspension de la diffusion du film litigieux, jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la culpabilité du requérant soit rendue, constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu.

L’ampleur de la motivation des juges d’appel auquel se réfère la Cour de cassation pour rendre sa décision témoigne une nouvelle fois de la méticulosité du contrôle de proportionnalité et de la précision d’analyse que requiert la technique qui lui est associée de mise en balance des intérêts portés par des droits fondamentaux qui n’ont de commun que leur égalité de valeur normative : multiples, croissants, concurrents, porteurs d’intérêts divergents, publics comme privés (en l’espèce, les droits à la présomption d’innocence et à un procès équitable vs la liberté individuelle d’expression artistique). Ces droits sont par leur antagonisme à l’origine de conflits que le juge a la lourde tâche de résoudre en mettant en balance ces droits par une juste pondération des intérêts en jeu. Pour y parvenir, le juge procède à une méthode d’analyse donnant nécessairement lieucomme en témoigne l’affaire ici rapportée, à une motivation particulièrement exhaustive témoignant de la complexité de sa mise en œuvre. En effet, cette méthode fondée sur la proportionnalité des droits et la pondération des intérêts en jeu suppose de prendre en compte une multiplicité d’éléments, juridiques comme factuels, de fond comme de forme, que le juge doit, selon une démarche casuistique, replacer dans le contexte toujours propre aux circonstances propres au litige qui lui est soumis, dont il doit soupeser les enjeux par une appréciation essentiellement circonstancielle pour laquelle ne peut lui servir aucune règle générale et abstraite préalablement définie. Pour tempérer la difficulté inhérente à la résolution de ce type de litiges, le juge a alors coutume de prendre appui sur les critères d’appréciation donnés par la Cour de Strasbourg. Dans le cadre de l’espèce mettant en conflit les droits à la présomption d’innocence et à un procès équitable avec le droit à la libre expression artistique, la Cour reprend ainsi l’ensemble des critères énoncés dans l’arrêt Bédat contre Suisse, qu’elle cite expressément : teneur de l’expression exprimée, contribution de cette expression à un débat d’intérêt général, potentielle influence sur la procédure pénale, proportionnalité de la mesure demandée. Il s’agissait ensuite pour elle de vérifier que les juges du fond avaient en conséquence de cette grille d’appréciation atteint le juste équilibre recherché entre les droits en conflit et ainsi privilégié, selon la formule désormais consacrée« la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ». Or celle-ci résidait bien, conformément à ce que la cour d’appel avait jugé, dans la validation de la diffusion du film au nom de la liberté d’expression dont l’excès par l’atteinte alléguée à la présomption d’innocence du demandeur devait être écarté, compte tenu de la variété des éléments retenus en faveur de la proportionnalité de l’atteinte portée à son droit : tout d’abord, le contenu de l’œuvre, par les informations données aux spectateurs relatives à la procédure pénale en cours et au principe de la présomption d’innocence et par celles retenues concernant des faits inconnus du public ; la proportion de l’atteinte portée au droit du demandeur était également préservée par la contribution du film au débat d’intérêt général en cours à la date de réalisation du film concernant la pédophilie dans l’Église, ainsi que par l’éloignement de la date du procès à venir avec celle de la sortie du film, évinçant le risque d’atteinte à l’impartialité judiciaire et au droit au procès équitable du demandeur.

La faveur devait donc en l’espèce être donnée au droit à la liberté d’expression. 

Références

■ CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08 DAE 13 mais 2016 ; Légipresse 2016. 206 et les obs. ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud

■ Civ. 1re, 10 avr. 2013, n° 11-28.406 P : DAE 3 mai 2013 ; D. 2013. 1003, obs. S. Lavric ; Légipresse 2013. 269 et les obs. ; ibid. 352, Étude E. Dreyer

 

Auteur :Merryl Hervieu


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr