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[ 17 mai 2022 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Refus d’octroi d’un droit de visite et d’hébergement à l’ex-épouse de la mère de l’enfant : l’appréciation des juges du fond sanctionnée par la CEDH

Le rejet par les juridictions françaises de la demande d’une requérante d’obtenir un droit de visite et d’hébergement de l’enfant de son ancienne conjointe constitue une violation du droit au respect de sa vie privée et familiale.

CEDH, 7 avr. 2022, n° 2338/20, Callamand c/ France

L’affaire rapportée concerne le rejet de la demande d’une requérante française tendant à l’obtention d’un droit de visite et d’hébergement de l’enfant de son ancienne conjointe. Le fondement d’une telle demande siège à l’article 371-4, alinéa 2, du code civil aux termes duquel : « Si tel est l'intérêt de l'enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l'enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l'un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables. ». Pour rappel, la Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que ce texte ne confère pas au parent d’intention un « droit de principe » à maintenir des liens avec l’enfant qu’il a élevé, cette réserve ne rendant pas cette disposition incompatible avec les principes issus des articles 8 de la Conv. EDH et 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) (Civ. 1re, 6 nov. 2019, n° 19-15.198, QPC, Civ. 1re, 24 juin 2020, n° 19-15.198). Il en résulte que ce droit, qui n’est pas de principe, est soumis à l'appréciation du juge en considération de l'intérêt supérieur de l'enfant (Civ. 1re, 24 juin 2020, préc.). C’est dans ce cadre que la Cour de cassation s’en était remise, dans la présente affaire, à l’appréciation souveraine des juges du fond, qui avaient estimé qu’il n’était pas de l’intérêt actuel de l’enfant de maintenir des liens avec l’ex-épouse de sa mère, dont il y avait lieu de rejeter la demande d’attribution d’un droit de visite et d’hébergement sur l’enfant (Civ. 1re, 26 juin 2019, n° 18-17.767) : la cour d’appel avait tout d’abord relevé que l’intéressée, qui n’avait pas participé mais seulement été qu’associée au projet de maternité de la mère, n’avait pas non tenu à établir de liens de droit durables avec l’enfant, n’ayant engagé aucune procédure d’adoption de l’enfant pendant le temps de son mariage ; ensuite, qu’elle n’avait élevé l’enfant que durant ses deux premières années, ne démentant pas que le quotidien de l’enfant avait été, par la suite, intégralement pris en charge par sa mère ; enfin, qu’elle n’établissait pas pouvoir accueillir l’enfant dans de bonnes conditions, dès lors que celle-ci souffrait de la situation de conflit liée à la séparation du couple. La Haute cour avait alors approuvé la cour d’appel, en considération de l’ensemble de ces éléments, d’avoir souverainement estimé qu’il n’était pas de l’intérêt actuel de l’enfant de maintenir des liens avec la demanderesse, et qu’il y avait lieu de rejeter sa demande d’attribution d’un droit de visite et d’hébergement sur l’enfant. C’est alors que l’intéressée a décidé de faire valoir sa demande devant la CEDH, arguant que le rejet par les juges internes de sa demande tendant à l’obtention d’un droit de visite et d’hébergement méconnaissait son droit au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention.

Sur la recevabilité de la requête - Bien que l’application de l’article 8 n’ait pas été contestée par le gouvernement français, la Cour précise néanmoins en quoi la requête s’inclut dans le champ de la vie privée et familiale. S’agissant du volet vie familiale, elle rappelle que l’existence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dépend du constat de liens étroits et effectifs. La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne non seulement celle fondée sur un lien juridique ou biologique mais également celle résultant des liens affectifs noués, de facto, par ses membres. La Cour européenne reconnaît ainsi, dans certaines situations, l’existence d’une vie familiale entre un adulte et un enfant en l’absence de liens biologiques ou juridiquement reconnus, à la condition que des rapports personnels effectifs puissent être caractérisés. Dans cette perspective, elle rappelle avoir déjà analysé en une vie familiale la relation entre deux femmes et l’enfant de l’une d’entre elles, dès lors qu’existaient des liens personnels effectifs. En particulier, elle a jugé que la relation entre deux femmes vivant ensemble sous le régime du pacte civil de solidarité en même temps qu’avec l’enfant que la mère avait conçu par assistance médicale à la procréation et qu’elle élevait conjointement avec sa compagne s’analysait en une vie familiale, au sens de l’article 8 de la Convention (CEDH, 12 nov. 2020, n° 19511/16, Honner c. France, § 50). Or la Cour constate qu’en l’espèce, la requérante a élevé l’enfant conjointement avec sa mère biologique pendant plus de deux ans, de la naissance de l’enfant à la séparation du couple, et que les deux femmes s’étaient mariées, alors que l’enfant était encore très jeune, à l’effet de lui offrir une vie familiale reposant sur un cadre marital présumé structurant. Elle relève aussi que la mère de la requérante a également contribué à l’éducation de l’enfant, ce qui témoigne encore de l’implication de la requérante auprès de l’enfant de son ex-femme. La Cour en déduit qu’il existait entre la requérante et l’enfant des liens personnels effectifs tenant, de facto, du lien parent-enfant et caractérisant donc l’existence d’une vie familiale. 

S’agissant du volet vie privée, la Cour rappelle qu’il couvre les liens affectifs susceptibles de se créer hors des situations classiques de parenté. Elle rappelle à cet égard qu’aucune raison valable ne s’oppose à inclure dans la notion de « vie privée » les liens affectifs s’étant créés et développés entre un tiers et un enfant, ce type de liens relevant à la fois de la vie personnelle et de l’identité sociale de l’enfant comme de l’adulte concerné (v. not. CEDH, 24 janv. 2017, n° 25358/12, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], § 161). En l’espèce, c’était sous l’angle de l’atteinte à son propre droit au respect de sa vie privée que la requérante avait fondé son recours.

Sur le fond de la requête - Sur le fond, l’arrêt apporte un éclairage important concernant la nature de l’obligation incombant aux États quant à la fixation d’un droit de visite et d’hébergement. En effet, la Cour considère que le grief tiré de la violation de l’article 8 ne tend pas, sous l’angle d’une obligation négative, à dénoncer une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale causée par une décision ou un acte pris par une autorité publique, mais pose la question, sous l’angle d’une obligation positive, de la reconnaissance d’un droit au respect effectif de la vie privée et familiale. Dans cette perspective, la Cour rappelle que si l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre d’éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes au respect effectif de ce droit fondamental. Or elle constate qu’en l’espèce, l’atteinte alléguée à l’article 8 ne résulte pas d’une décision ou d’un acte d’une autorité publique. En effet, le juge interne n’a pas supprimé un droit de visite et d’hébergement dont la requérante aurait pu bénéficier ; il n’est intervenu qu’a posteriori, pour rejeter sa demande tendant à se voir conférer un tel droit. La Cour renvoie à cet égard à l’affaire Honner précitée (§§ 53-54), dans laquelle, comme en l’espèce, la requérante se plaignait d’une violation de l’article 8 de la Convention en raison du refus du juge français de lui accorder un droit de visite et d’hébergement à l’égard de l’enfant de son ex-compagne, à l’éducation duquel elle avait contribué durant les premières années de sa vie. C’est donc sous l’angle de l’obligation positive des États de garantir aux personnes le respect de leur vie privée et familiale et non sous celui de l’interdiction qui leur est faite de s’ingérer dans l’exercice de ce droit que se place la Cour européenne des droits de l’homme. 

Contours du contrôle judiciaire - Dès lors que l’affaire est examinée sous l’angle des obligations positives, il n’y a pas lieu pour la Cour de rechercher si le refus des juges français d’accorder un droit de visite et d’hébergement à la requérante était prévu par la loi et poursuivait un but légitime. La Cour rappelle que, dans le cadre des obligations positives, elle n’a pour tâche que de vérifier si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en présence. Cela dit, comme le concède la Cour, les principes ne sont guère différents, puisqu’il convient d’avoir égard, dans les deux cas, au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts individuels. De même, dans les deux hypothèses, les États parties jouissent d’une certaine marge d’appréciation, qui sera d’autant plus ample que l’équilibre à rechercher convoque des intérêts privés et publics concurrents ou des droits pareillement protégés par la Convention. Or tel était le cas en l’espèce puisqu’étaient en jeu non seulement le droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante mais également le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi que les droits de sa mère au regard de l’article 8 de la convention, en sa qualité de parent. 

La question posée en l’espèce consistait donc à savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, l’État français avait ménagé un juste équilibre entre ces différents intérêts, étant entendu que l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours primer. L’objet du contrôle était donc classiquement le suivant : les juridictions internes étaient tenues de mettre en balance les intérêts concurrents des parties et, notamment, de démontrer en quoi les considérations tenant à l’intérêt supérieur de l’enfant étaient d’une prévalence telle par rapport au droit de la requérante à maintenir, a minima, un lien avec lui, que le rejet intégral de sa demande se trouvait justifié, au titre de l’article 8. Or la Cour européenne juge le contrôle opéré par les juridictions internes insuffisant. 

Elle estime, à rebours de l’analyse de la cour d’appel, qu’existaient entre la requérante et l’enfant des liens personnels effectifs ressortissant du lien parent-enfant et bénéficiant à ce titre de la protection de l’article 8 de la Convention, la circonstance retenue par les juges du fond tenant à l’abandon par la requérante de son projet d’adoption étant jugée inopérante. La Cour admet en outre avoir du mal à voir en quoi leur second motif tiré du fait que le projet de la mère biologique de recourir à une AMP ait précédé sa vie en couple avec la requérante se révélait décisif pour l’examen de la demande de cette dernière, qui ne visait ni à établir un lien de filiation entre l’enfant ni à obtenir le partage de l’autorité parentale (comp. sur ce point, CEDH, 24 mars 2022, nos 29775/18 et 29693/19C.E.et autres c/France). Il est encore malaisé pour la Cour de déceler dans le raisonnement de la cour d’appel, n’ayant pourtant pas estimé nécessaire de procéder à une évaluation psychologique de l’enfant, la raison pour laquelle elle s’est démarquée de l’appréciation du tribunal de grande instance de Bordeaux et du ministre public, communément favorables à l’octroi d’un droit de visite et d’hébergement à la requérante. Et la Cour de souligner ce qui distingue la présente affaire de celle, pourtant voisine, ayant donné lieu à son arrêt Honner, précité : la conclusion de la non-violation de l’article 8 de la Convention à laquelle elle était parvenue dans ce litige antérieur s’inférait du constat que la décision de la cour d’appel de Paris était précisément motivée, notamment sous l’angle de la caractérisation de l’intérêt supérieur de l’enfant ; la Cour avait observé à cet égard que pour juger qu’il n’était pas dans son intérêt de maintenir un lien entre l’enfant et la requérante, les juges parisiens avaient relevé que l’enfant, placé au centre d’un conflit entre la requérante et sa mère biologique, se trouvait dans une situation traumatisante et culpabilisante et qu’il s’était lui-même montré réticent à se rendre chez l’ancienne compagne de sa mère. Au cas d’espèce, rien dans le raisonnement des juridictions nationales n’a été développé sur ce point, privant ainsi la Cour de la possibilité d’apprécier si la situation était comparable et donc de nature à conforter la conclusion selon laquelle l’enfant devait être protégé de tout contact avec la requérante. Ainsi, l’insuffisance des motifs de l’arrêt de la cour d’appel, conjuguée à l’étendue limitée du contrôle effectué dans le cadre du pourvoi en cassation, empêchent de démontrer qu’un juste équilibre a été ménagé entre le droit de la requérante à la préservation de sa vie privée et familiale, d’une part, et l’intérêt supérieur de l’enfant, d’autre part. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Références :

■ Civ. 1re, 6 nov. 2019, n° 19-15.198, QPC : DAE, 2 déc. 2019, note Merryl HervieuAJ fam. 2019. 648, obs. M. Saulier

■ Civ. 1re, 24 juin 2020, n° 19-15.198 : D. 2020. 1405 ; ibid. 2021. 657, obs. P. Hilt ; AJ fam. 2020. 481, obs. J. Houssier ; ibid. 373, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2020. 861, obs. A.-M. Leroyer

■ Civ. 1re, 26 juin 2019, n° 18-17.767 : AJ fam. 2019. 460, obs. M. Saulier

■ CEDH, 12 nov. 2020, n° 19511/16, Honner c. France : D. 2021. 499, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 1602, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; AJ fam. 2020. 616, obs. A. Dionisi-Peyrusse

■ CEDH, 24 janv. 2017, n° 25358/12, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC] : DAE, 3 févr. 2017, note G.GD. 2017. 897, obs. P. Le Maigat, note L. de Saint-Pern ; ibid. 663, chron. F. Chénedé ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 1727, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; AJ fam. 2017. 301, obs. C. Clavin ; ibid. 93, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Rev. crit. DIP 2017. 426, note T. Kouteeva-Vathelot ; RTD civ. 2017. 335, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 367, obs. J. Hauser

■ CEDH, 24 mars 2022, nos 29775/18 et 29693/19, C.E.et autres c/France

 https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=CEDH_LIEUVIDE_2022-03-24_2977518

 

Auteur :Merryl Hervieu


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