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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Suite et fin des jurisprudences Femen : la liberté d’expression autorise à militer seins nus
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) constate une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Conv. EDH) pour la condamnation par les juridictions françaises d’une militante Femen à une peine d’emprisonnement avec sursis pour une exhibition sexuelle commise au sein d’une église. Elle reproche aux juridictions françaises d’avoir placé le débat sur la conciliation entre liberté d’expression et liberté de religion sans avoir recherché concrètement en quoi la liberté de religion avait été atteinte et alors même que l’action s’inscrivait dans le cadre d’un débat d’intérêt public.
CEDH 13 oct. 2022, Bouton c/ France, n° 22636/19
Le 20 décembre 2013, Éloïse Bouton, militante des Femen, a pénétré dans l’église de la Madeleine à Paris en dehors de tout office religieux. Le haut de son corps, dénudé, laissait apparaître des slogans tels « 344e salope » et « Christmas is cancelled » qui visaient à dénoncer les campagnes anti-avortement de l’Église dans le cadre d’une action internationale du mouvement. Devant l’autel, elle a mimé l’avortement de l’embryon de Jésus en utilisant un foie de bœuf. L’action, brève, a été largement relayée par les médias qui avaient été invités par la militante. Poursuivie pour exhibition sexuelle, Éloïse Bouton a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris le 15 octobre 2014 à un mois d’emprisonnement avec sursis. La décision a été confirmée en appel le 15 février 2017. Par un arrêt du 9 janvier 2019 (n° 17-81.618), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la militante, en estimant que l’infraction d’exhibition sexuelle était constituée en tous ses éléments et que peu importait le mobile ayant inspiré son action. Cette décision des juges du droit, objet du recours devant la CEDH, est à analyser parallèlement à celle concernant Iana Jdanovа, également militante Femen, qui s’était introduite au Musée Grévin, poitrine dénudée et peinte de l’inscription « Kill Putin », pour planter à plusieurs reprises un pieux métallique partiellement couvert de peinture rouge sur la statue de Vladimir Poutine en s’écriant « Fuck Dictator ». Ces faits datant de juin 2014 avaient donné lieu à une déclaration de culpabilité en première instance mais à une décision de relaxe en appel. Après pourvoi et cassation avec renvoi de la chambre criminelle le 10 janvier 2018, les seconds juges d’appel ont confirmé la relaxe. C’est par une décision du 26 février 2020 (n° 19-81.827) que la Cour de cassation a reconnu, sur le fondement de la liberté d’expression telle que protégée par la Conv. EDH, que la démarche de protestation politique pouvait justifier le délit d’exhibition sexuelle.
Sur la qualification d’exhibition sexuelle, l’article 222-32 du Code pénal incrimine « l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public ». Cette infraction suppose en premier lieu un acte impudique. La jurisprudence estime que la nudité partielle (par ex. les seins nus) peut caractériser le délit d’exhibition sexuelle, même en l’absence de toute manifestation d’une connotation sexuelle, lorsqu’elle est imposée dans un lieu où elle peut déranger (Crim. 4 janv. 2006, n° 05-80.960). Ensuite, l’infraction suppose un acte public, à la fois imposé à la vue d’un tiers et commis dans un lieu accessible aux regards du public. Enfin, l’infraction implique que l’individu a voulu s’exhiber tout en ayant conscience du caractère impudique de son acte. Les éléments constitutifs du délit d’exhibition sexuelle ne posent pas de difficultés particulières concernant les actions des Femen puisqu’elles imposent leur nudité partielle aux regards du public. Leur conscience du caractère impudique est d’ailleurs d’autant plus évidente que les Femen agissent seins nus pour lutter contre l’image d’objet sexuel de la femme et attirer l’attention sur les combats menés. Cette conscience est indépendante de toute volonté de choquer la pudeur d’autrui, l’exhibition sexuelle suppose un simple dol général. Le seul point de discussion relancé par les affaires Femen concerne la connotation sexuelle de la poitrine des femmes et le déséquilibre répressif entre homme et femme exhibant leur torse. La doctrine a eu l’occasion d’exposer les divers arguments favorables et défavorables à la position de la Haute Cour (not. : L. Saenko, « Les Femen, les seins et l’Église », D. 2019. 738 ; J.-B. Thierry, « Contours et détours : l’exhibition sexuelle selon la Cour de cassation », AJ pén. 2020. 247). Mais cette interprétation jurisprudentielle était clairement établie au moment des faits et c’est ce que retient la CEDH qui estime que « la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce comportement entraîne pour elle des conséquences pénales » (§ 39). Et il n’appartenait pas à aux juges européens de se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’exhibition sexuelle.
Sur le mobile militant, la Cour de cassation avait retenu dans l’affaire Bouton que l’exhibition sexuelle n’était pas justifiée, la liberté d’expression devant se concilier avec le droit pour autrui de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion. Les juges du droit ont opéré une balance entre la liberté d’expression d’une part, et la liberté de religion d’autre part. La solution fut différente dans l’affaire du musée Grévin puisque la Cour de cassation a reconnu que « le comportement de la prévenue s'inscri[vai]t dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l'agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression ». Ces décisions, bien que concernant toutes deux l’exhibition sexuelle de militantes Femen, n’étaient pas pour autant incompatibles. La Haute juridiction considère en effet que la liberté d’expression peut justifier une infraction lorsque la condamnation constituerait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression par rapport aux valeurs protégées par l’incrimination. L’affaire d’Éloïse Bouton présentait donc pour originalité que l’exhibition militante avait eu lieu dans une église et c’est cette particularité qui avait amené à la confirmation de sa condamnation. Devant la CEDH, la requérante soutenait que son action n’était pas gratuitement offensante mais s’inscrivait dans le cadre d’un débat public. Elle a également fait valoir l’absence de nécessité de concilier deux libertés fondamentales, faute d’ingérence dans la liberté de religion. Le Gouvernement a opposé à cette argumentation que la condamnation découlait de la nécessité de protéger notamment les droits d’autrui et que « seule la forme et non le contenu du message exprimé était sanctionné en l’espèce » (§ 27).
Dans sa décision, la CEDH rappelle qu’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression méconnaît l’article 10 de la Conv. EDH sauf si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est nécessaire dans une société démocratique. Sur l’application au cas d’espèce de cette nécessité, les juges européens relèvent que l’action de la militante constitue une « performance » qui, si elle est susceptible d’offenser des convictions personnelles du fait du lieu choisi, doit « bénéficier d’un niveau suffisant de protection (…) dès lors que le contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général » (§ 49). Le raisonnement porte ensuite sur le prononcé d’une peine d’emprisonnement qui, même avec sursis, est jugée comme une peine qui n’est pas « modérée » dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général. Enfin, la Cour constate que les juridictions françaises n’ont pas pris en compte le fait que la militante avait agi en dehors de tout office religieux, de manière brève, sans déclamer de slogan et en acceptant de sortir de l’église à la demande du maître de chapelle (§ 62). La Cour en conclut que les juridictions n’ont pas pu opérer correctement la balance entre les deux libertés en jeu et que « l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante que constitue la peine d’emprisonnement avec sursis qui a été prononcée à son encontre n’était pas “nécessaire dans une société démocratique” » (§ 67).
Si la décision de la CEDH doit être saluée pour son application à l’espèce de la liberté d’expression dans un cadre militant du fait de l’absence de caractère excessif d’une action voulue marquante sur un sujet d’intérêt général, restent toutefois en suspens d’éventuelles évolutions du champ répressif de l’exhibition sexuelle : la jurisprudence nationale retiendra-t-elle une connotation sexuelle du torse masculin qui, imposé dans un lieu inapproprié et accessible au regard du public, pourrait alors caractériser le délit d’exhibition sexuelle ?
Références :
■ Crim. 9 janv. 2019, n° 17-81.618, P : DAE, 13 févr. 2019, note C. Liévaux ; D. 2019. 738, note L. Saenko ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2019. 152, obs. C. Ménabé ; Légipresse 2019. 78 et les obs. ; RSC 2019. 91, obs. Y. Mayaud ; D. actu., 21 janv. 2019, obs. D. Goetz.
■ Crim. 26 févr. 2020, n° 19-81.827, P : DAE, 18 mars 2020, note C. Liévaux ; D. 2020. 438 ; ibid. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; ibid. 2021. 863, obs. RÉGINE ; AJ pénal 2020. 247, étude J.-B. Thierry ; Légipresse 2020. 148 et les obs. ; ibid. 233, étude L. François ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy ; RSC 2020. 307, obs. Y. Mayaud ; ibid. 909, obs. X. Pin.
■ Crim. 4 janv. 2006, n° 05-80.960, P : D. 2006. 392 ; ibid. 1649, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; RSC 2006. 320, obs. Y. Mayaud.
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