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[ 13 avril 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Témoin oculaire d’une infraction pénale et présomption de fausseté

Le fait de sanctionner civilement le témoin oculaire d’un accident de la route pour n’avoir pas apporté la preuve de ses déclarations, en vertu d’une présomption de fausseté, entraîne la violation de l’article 10 §1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

CEDH 23 mars 2023, Udovychenko c/ Ukraine, req. n° 46369/14

Le requérant est témoin d’un accident de la route lors duquel une jeune femme, piétonne, a été gravement blessée. Visitant la victime à l’hôpital, il est interrogé par les journalistes et fait mention qu’il aurait vu sortir du véhicule accidenté une figure politique locale, membre du conseil municipal et fils d’un ancien député. Les comptes rendus de l’accident font état de ce témoignage. La personnalité politique en cause admet par la suite avoir été sur les lieux de l’accident mais réfute avoir conduit le véhicule : il aurait rejoint les lieux après les faits. L’enquête ayant établi que la victime aurait traversé la route sans emprunter le passage piéton, l’affaire est classée sans suite.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) note que les éléments de preuve, dont elle dispose, suggèrent que le requérant aurait été interrogé par la police dans le cadre de l’enquête. Or, un tel témoignage n’a pas été mentionné dans la décision de classement sans suite. De surcroît, rien ne vient indiquer que la personnalité politique ait été considérée comme suspect lors de l’enquête (pt. 9).

Le membre du conseil municipal agit au civil contre le requérant et les médias, accusant ces derniers d’avoir fait et relayés des déclarations mensongères. Suite à un règlement amiable, les médias retirent les contenus litigieux du domaine public. Lors de la procédure à l’encontre du requérant, le juge national applique une « présomption de fausseté » (pt. 15), faisant peser sur le témoin la charge d’apporter la preuve de ce qu’il affirme avoir vu. Incapable d’apporter la preuve matérielle de son témoignage oculaire, il est condamné à publier une rétractation indiquant que sa déclaration était « fausse et inexacte » et à réparer le préjudice évalué à 9 248 euros. Cette condamnation est accompagnée d’une interdiction de quitter le territoire ukrainien jusqu’au versement de l’intégralité de l’indemnité. Suite à l’épuisement des voies de recours internes, le requérant saisit la CEDH.

La Cour de Strasbourg analyse la requête sous le plan de l’article 10 §1 (liberté d’expression) de la Convention EDH. Elle relève que la procédure civile et la sanction prononcée à l’encontre du témoin de l’accident constituent une ingérence étatique dans la liberté d’expression du requérant (pt. 33). La notion d’ingérence étatique s’entend de toute mesure d’un État de nature à restreindre les droits garantis par la Convention.

Notons que la liberté d’expression peut, selon la jurisprudence de la Cour, faire l’objet de limitations si celle-ci répond à trois critères (v. par ex. CEDH 9 févr 2023, Canal 8 c/ France, req. nos 58951/18 et 1308/19). En effet l’article 10 §2 dispose que : l’exercice de la liberté d’expression « peut être soumis à certaines […] restrictions ou sanctions prévues par la loi, […] nécessaires, dans une société démocratique, […] à la protection de la réputation et des droits d’autrui ». La Cour rappelle néanmoins que la liberté d’expression constitue un des « fondements essentiels » de toute société démocratique (pt. 37 ; v. aussi CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, req. n° 56925/08, pt. 46).

En l’espèce, la Cour constate que l’ingérence est prévue par la loi (pt. 35). Celle-ci poursuit aussi le but légitime de la protection de la réputation d’autrui (pt. 36). Le critère de la nécessité requiert que l’État trouve un juste équilibre entre les droits et les intérêts contradictoires (pt. 39). Il s’agit, par exemple, de mettre en balance la liberté d’expression et la contribution des propos litigieux à un débat d’intérêt général (v. par ex. CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne, req. nos 40660/08 et 60641/08, pt. 109), ou encore le droit au respect de la vie privée des personnes concernées (CEDH, art. 8) et la protection de leur réputation.

Concernant ces éléments, la Cour note que l’accident, avait attiré un certain nombre de journalistes et suscité un intérêt local. Dès lors, le témoignage portait sur un évènement d’intérêt public (pt. 42). Or, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant faisant usage de son droit à la liberté d’expression sur une question contribuant à un débat d’intérêt général ne devrait être soumis à des exigences plus lourdes que celles du devoir de diligence (« due diligence », pt. 35 ; v. CEDH 9 déc. 2021, Wojczuk c/ Pologne, req. n° 52969/13).

Ce témoignage, faisait état d’un fait qui mentionnait une personnalité politique et qui engageait donc sa réputation. Néanmoins, rien n’indique que le requérant aurait agi de mauvaise foi, avec le souhait de nuire à la réputation d’autrui. Cela est corroboré par le fait que les autorités nationales n’ont pas poursuivi le requérant pour faux témoignage ou violation du secret de l’instruction. En conséquence, la CEDH considère que le requérant a agi de bonne foi, la divulgation des circonstances de l’accident étant une information susceptible de pouvoir intéresser le public (pts. 46 à 49).

A cet égard, la Cour estime qu’en vertu de la liberté d’expression, le témoin d’une infraction pénale, non-lié par le secret de l’instruction, doit pouvoir transmettre de bonne foi ce qu’il a directement observé (pt. 50). Exiger qu’il présente la preuve de son témoignage oculaire, ce qui est d’une particulière difficulté voire « impossible » (pt. 51), n’est pas conforme aux principes de sa jurisprudence. La sanction d’un montant de 9 248 euros, à laquelle s’ajoutaient une rétractation et une interdiction de quitter le territoire, semble, pour la Cour de Strasbourg, inappropriée et d’une sévérité excessive (pt. 52).

Dès lors, l’ingérence n’était pas nécessaire et proportionnée au sens de l’article 10 §2 de la Convention (pt. 53). Elle conclut à la violation du droit à la liberté d’expression.

Références :

■ CEDH 9 févr 2023, Canal 8 c/ France, req. nos 58951/18 et 1308/19 DAE, 15 mars 2023, note E. Nalbant ; Légipresse 2023. 71 et les obs.

■ CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, req. n° 56925/08 : DAE, 13 mai 2016, note E. A Légipresse 2014. 655 et les obs.

■ CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne, req. nos 40660/08 et 60641/08 AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2012. 1040, note J.-F. Renucci ; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2012. 142 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud.

■ CEDH 9 déc. 2021, Wojczuk c/ Pologne, req. n° 52969/13

 

Auteur :Egehan Nalbant


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