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Droit du travail - relations individuelles
Une vidéosurveillance illicite…. peut tout de même être efficace !
A défaut d’information préalable du salarié ou du CSE, un dispositif de vidéosurveillance est illicite. Toutefois, la preuve ainsi obtenue ne doit pas nécessairement être écartée des débats.
Soc. 10 novembre 2021, n° 20-12.263
Depuis l’arrêt Manfrini (n° 17-19.523) et Petit Bateau (n° 19-12.058) rendu en 2020, la Cour de cassation entend mieux distinguer la question de la validité d’un dispositif de surveillance et celle de la recevabilité d’un élément probatoire. L’arrêt du 10 novembre 2021 synthétise le raisonnement juridique auquel doivent se livrer les juges du fond (ou les étudiants lors d’un cas pratique).
En l’espèce, une salariée, caissière dans une pharmacie est licenciée pour faute grave en raison d’importantes irrégularités en caisse (enregistrement manuel de quantité de produits inférieure à celle réellement vendue ou indication d’un prix inférieur au prix de vente). La matérialité des faits est corroborée par un dispositif de vidéosurveillance mis en place par l’employeur.
Contestant la recevabilité des preuves ainsi obtenues, la salariée estime que l’employeur n’établit pas avec certitude qu’elle est l’autrice des faits et par conséquent que son licenciement est sans cause réelle et sérieuse. Elle est pourtant déboutée par la cour d’appel. Relevant que la loi du 21 janvier 1995 autorise l’utilisation de système de vidéosurveillance dans les lieux ouverts au public, les juges du fond en déduisent la licéité de la preuve et retiennent la faute grave.
L’arrêt est cassé au visa de la loi informatique et liberté de 1978, l’article L. 442-6 du Code du travail applicable à Mayotte (équivalent à l’art. L. 2312-38 C. trav.) et les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Cour régulatrice explicite ensuite le raisonnement en deux temps auquel devait se livrer les juges du fond.
■ Le contrôle de la licéité du dispositif de surveillance
L’employeur a le pouvoir de surveiller l’activité de ses salariés mais il n’est pas libre d’utiliser tous les moyens qu’il estime efficace. Il doit en particulier respecter une exigence de transparence. Celle-ci résulte de diverses règles : la loi du 6 janvier 1978 et plus récemment le règlement européen sur la protection des données (règlement UE 2016/679 du 27 avr. 2016 dit « RGDP ») exigent que les salariés aient connaissance de différentes informations préalablement à la mise en œuvre d’un traitement de données à caractère personnel ( notamment l’identité du responsable du traitement, la finalité poursuivie, les destinataires des données, le droit d’accès, le droit de rectification, le droit d’opposition). Le Code du travail impose également une information préalable du CSE (art. L. 2312-38) et du salarié concernant les dispositifs de contrôle de l’activité (art. L. 1222-4). Par ailleurs, lorsque le dispositif de surveillance affecte les droits ou libertés, l’employeur doit être en mesure de justifier sa mesure par un objectif légitime et démontrer qu’elle reste proportionnée au but recherché (art. L. 1121-1).
Récemment, la Cour de cassation a ainsi considéré que l’enregistrement continu d’un salarié travaillant seul en cuisine était disproportionné. (Soc. 23 juin 2021, n° 19-13.856). Le défaut d’information, l’absence d’intérêt légitime ou la disproportion rend le dispositif de surveillance illicite. Dans l’arrêt commenté, l’employeur avait informé les salariés par note de service de l’existence d’un système de surveillance au sein de la pharmacie en indiquant le nombre et l’emplacement des caméras, précisant qu’il s’agissait d’assurer la sécurité des biens et des personnes. La cour d’appel avait estimé ce dispositif licite alors que plusieurs conditions faisaient défaut : l’information des salariés était postérieure à la mise en place du dispositif et très incomplète, les représentants du personnel n’avaient semble-t-il pas été informé et le dispositif avait été détourné de son objet puisqu’il avait été utilisé pour surveiller l’activité du salarié.
La Cour régulatrice censure donc logiquement la décision des juges du fond. Ils auraient dû considérer que « le moyen de preuve tiré des enregistrements était illicite ». On observera que la formule de la Cour n’est pas stabilisée. Dans l’arrêt du 23 juin 2021 précité, elle avait affirmé que les dispositifs « n'étaient pas opposables au salarié ». Mais ce qui est remarquable, c’est que désormais, la Cour n’indique plus que la preuve doit « nécessairement être écartée des débats » ou qu’elle est « irrecevable » (par ex. Soc. 6 févr. 2013, n° 11-23.738). Cette question doit être posée dans un second temps.
■ Le contrôle de la recevabilité de la preuve
Les faits du célèbre arrêt Néocel rendu il y a 30 ans par la Cour de cassation ressemblent beaucoup à l’arrêt commenté (Soc. 20 nov. 1991) : une caissière avait été licenciée pour vol, la preuve reposant sur une vidéosurveillance dont elle n’avait pas connaissance. Au visa de l’article 9 du Code de procédure civile, la Cour de cassation avait alors considéré qu’une preuve illicite devait être écartée des débats. Depuis, la CEDH a reconnu un droit à la preuve. Ainsi, dans une affaire concernant des caissières espagnoles, la Cour de Strasbourg a estimé qu’une vidéosurveillance clandestine ne porte pas systématiquement une atteinte injustifiée à la vie privée. Le droit à la preuve, dérivé de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme peut justifier, dans certaines conditions, des atteintes à celle-ci.
La chambre sociale a donc fait évoluer sa jurisprudence et dans l’arrêt Manfrini, elle indique pour la première fois que « l’illicéité d’un moyen de preuve, n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ». Dans l’arrêt du 10 novembre 2021, la Cour, dans son point 6, reproduit exactement la formule de l’arrêt Manfrini. Ensuite, alors qu’elle aurait pu se contenter de censurer l’arrêt d’appel pour violation de la loi, elle prend le temps d’ajouter que dès lors que le moyen de preuve était illicite, « les prescriptions énoncées au paragraphe 6 du présent arrêt sont invocables ».
Autrement dit, elle guide le raisonnement de la cour d’appel de renvoi. Il leur appartiendra de vérifier si le droit à la preuve de l’employeur rendait indispensable la production des enregistrements vidéo illicites. Aucune solution ne peut être identifiée a priori. Elle résultera d’un débat contradictoire obligeant à s’interroger sur la pertinence des arguments des uns et des autres. Il conviendra ainsi de tenir compte des enjeux c’est-à-dire prendre la mesure du degré d’atteinte au droit de propriété de l’employeur et l’ampleur de l’atteinte à la vie privée ou à l’image du salarié , de l’existence de moyen alternatif pour apporter la preuve ou encore des garanties offertes au salarié etc… Si la mise en balance des droits en conflit penche en faveur de l’employeur, alors, la vidéosurveillance illicite sera tout de même efficace.
Références
■ Soc. 25 nov. 2020, Manfrini, n° 17-19.523 P : D. 2021. 117, note G. Loiseau ; ibid. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Dr. soc. 2021. 21, étude N. Trassoudaine-Verger ; ibid. 170, étude R. Salomon ; ibid. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2021. 199, obs. S. Mraouahi ; Dalloz IP/IT 2020. 655, obs. C. Crichton ; ibid. 2021. 356, obs. G. Péronne ; Légipresse 2021. 8 et les obs. ; RTD civ. 2021. 413, obs. H. Barbier
■ Soc. 30 sept. 2020, Petit Bateau, n° 19-12.058 P : DAE 30 oct. 2020, note C. Mathieu ; D. 2020. 2383, note C. Golhen ; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; JA 2021, n° 632, p. 38, étude M. Julien et J.-F. Paulin ; Dr. soc. 2021. 14, étude P. Adam ; RDT 2020. 753, obs. T. Kahn dit Cohen ; ibid. 764, obs. C. Lhomond ; Dalloz IP/IT 2021. 56, obs. G. Haas et M. Torelli ; Légipresse 2020. 528 et les obs. ; ibid. 2021. 57, étude G. Loiseau ; Rev. prat. rec. 2021. 31, chron. S. Dorol
■ Soc. 23 juin 2021, n° 19-13.856 P : DAE, Le Cas du mois, 28 sept. 2021, Travaillez, vous êtes filmés !; Droit ouvrier sept. 2021, n° 877, note C. Mathieu ; D. 2021. 1290 ; Dr. soc. 2021. 843, obs. P. Adam.
■ Soc. 20 nov. 1991, Néocel, n° 88-43.120 P : D. 1992. 73, concl. Y. Chauvy ; Dr. soc. 1992. 28, rapp. P. Waquet ; RTD civ. 1992. 365, obs. J. Hauser ; ibid. 418, obs. P.-Y. Gautie
■ Soc. 6 févr. 2013, n° 11-23.738 P : DAE 28 févr. 2013 ; D. 2013. 439, obs. J. Siro ; ibid. 1768, chron. P. Flores, S. Mariette, F. Ducloz, E. Wurtz, C. Sommé et A. Contamine ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; Dr. soc. 2013. 626, chron. R. Salomon ; RTD civ. 2013. 380, obs. H. Barbier
■ CEDH, gr. ch., 17 oct. 2019, López Ribalda et a. c/ Espagne, nos 1874/13 et 8567/13 : AJDA 2020. 160, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2019. 2039, et les obs. ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2019. 604, obs. P. Buffon ; Dr. soc. 2021. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2020. 122, obs. B. Dabosville ; Légipresse 2020. 64, étude G. Loiseau ; RTD civ. 2019. 815, obs. J.-P. Marguénaud
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