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Vie privée des personnes publiques : précisions sur l’exception tirée du débat d’intérêt général
Faute de nourrir un quelconque débat d’intérêt général, l’existence d’une relation amoureuse entre deux anciens ministres n’a pas à être rendue publique.
Un article visant le séjour de deux anciens ministres, vingt jours après leur démission simultanée du Gouvernement, est annoncé en première page de couverture d’un magazine célèbre sous le titre (évidemment nominatif) « A.M. et A. F. Love story à San Francisco ». Illustré par quatre photographies représentant le couple se promenant dans les rues de la ville américaine, cette publication rapportait, sans autorisation préalable de leur part, leur séjour « en amoureux ».
Estimant cette publication attentatoire à sa vie privée et au droit dont il dispose sur son image, le requérant assigne l’éditeur du journal en réparation de son préjudice moral qu’il obtient en appel.
L’éditeur se pourvoit alors en cassation. Rappelant que la révélation non autorisée d’informations privées peut néanmoins être légitimée en considération, notamment, de sa contribution à un débat d’intérêt général et de la notoriété de la personne concernée, il soutient que le défendeur au pourvoi est une personnalité publique qui, à la date de la publication, venait de quitter un ministère important et que le public avait un intérêt légitime à être informé de l’existence d’une relation intime entre deux ministres « frondeurs » susceptible d’avoir eu, par influence réciproque, un effet direct et immédiat sur leur décision commune et simultanée de s’opposer à la ligne politique du Gouvernement puis d’en partir, décision ayant contribué, au sein de la majorité politique au pouvoir, à alimenter un conflit qui aurait été l’une des principales causes du déclin du Parti socialiste. Cette thèse n’emporte pas l’adhésion de la Haute juridiction. Elle concède néanmoins à son auteur la pertinence de la méthode invoquée. Selon la formule désormais consacrée, elle commence par rappeler que le droit au respect dû à la vie privée et à l’image d’une personne et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, « il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime » (v. déjà, Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289) et que, pour effectuer cette mise en balance des droits en présence, dont l’application aux droits de la personnalité est issue de la Cour européenne des droits de l’homme (v. notam. 6 févr. 2001, Tammer c/ Estonie, n° 41205/98, § 59-63), « le juge doit prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que les circonstances de la prise des photographies, et procéder, de façon concrète, à l’examen de ces critères ». Pluriels, ces faits justificatifs de l’atteinte portée aux droits de la personnalité sont depuis longtemps pris en compte par la jurisprudence interne lorsque celle-ci doit procéder, et l’hypothèse est fréquente, à une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression (v. pour de récentes illustrations, Civ. 1re, 10 oct. 2019, n° 18-21.871 et Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28.741, cité par la Cour). Ces critères ont néanmoins été progressivement précisés par la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier, celui relatif à la contribution de la révélation d’un fait privé à une question d’intérêt général, affiné au gré d’une jurisprudence aussi étayée qu’abondante que la Cour de cassation prend soin, non seulement d’appliquer, mais de rapporter point par point. Ainsi complète-t-elle sa réponse en détaillant les premiers éléments qu’elle y avait apportés : « Toutefois, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la vie amoureuse et sentimentale d’une personne présente, en principe, un caractère strictement privé et, s’il existe un droit du public à être informé, droit qui est essentiel dans une société démocratique et peut même, dans des circonstances particulières, porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, des publications ayant pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain lectorat sur les détails de la vie privée d’une personne ne sauraient, quelle que soit la notoriété de cette personne, passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (CEDH 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Philipacchi associés c/ France, n° 40454, § 99 et 100).
Dès lors, pour vérifier qu’une publication portant sur la vie privée d’autrui ne tend pas uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat, mais constitue également une information d’importance générale, il faut apprécier la totalité de la publication et rechercher si celle-ci, prise dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit, se rapporte à une question d’intérêt général (ibid., § 102).
En outre, même si le sujet à l’origine de l’article relève de l’intérêt général, encore faut-il que le contenu de l’article soit de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08, § 64).
Ainsi, poursuit la Cour, il résulte de ce qui précède que l’atteinte portée à la vie privée d’une personne publique ou au droit dont elle dispose sur son image ne peut être légitimée par le droit à l’information du public que si le sujet à l’origine de la publication en cause relève de l’intérêt général et qu’à la condition que les informations contenues dans cette publication, appréciée dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit, soient de nature à nourrir le débat public sur ce sujet.
Or, l’arrêt d’appel a relevé que, si l’article litigieux évoquait la démission alors récente du gouvernement des deux anciens ministres, ces indications avaient été données uniquement afin de contextualiser dans le temps le séjour privé des intéressés en Californie, sans qu’aucune interrogation n’ait été soulevée sur le point de savoir si la relation sentimentale des anciens ministres avait été la cause effective de leur démission conjointe.
Ledit arrêt avait précisé que cet article, centré sur la relation personnelle du couple, ne faisait aucune allusion aux conséquences de cette relation sur leurs fonctions et ambitions politiques respectives, pas plus qu’au débat politique ouvert à la suite du remaniement ministériel consécutif à leur démission.
Il en résulte pour les Hauts magistrats que « la cour d’appel a retenu, à bon droit, que, bien que la démission conjointe (des deux anciens ministres) ait constitué un sujet d’intérêt général, l’article litigieux était consacré à la seule révélation de leur relation amoureuse et à leur séjour privé aux États-Unis, de sorte qu’il n’était pas de nature à nourrir le débat public sur ce sujet. Elle en a exactement déduit que cet article, illustré par des photographies prises à l’insu des intéressés, avait porté atteinte au droit de A. M au respect de sa vie privée et de son image ».
Cet arrêt clarifie, à la lumière des précisions apportées par la Cour européenne des droits de l’homme, le critère de la contribution de la révélation d’un fait relevant de la vie privée d’une personne publique à un « sujet d’intérêt général », légitimant que l’information de nature privée fût portée à la connaissance du public, titulaire de ce nouveau droit subjectif contemporain qu’est le droit à l’information.
Sous l’influence des juges européens (v. CEDH 24 juin 2004, Van Hannover c/ Allemagne, n° 59320/00), la Cour de cassation admet depuis longtemps que le besoin légitime d’information du public justifie certaines atteintes aux droits à la vie privée et à l’image (Sur ce point, v. A. Marais, Droit des personnes, Dalloz, 3e éd., n° 236 s.), notamment des personnes publiques et a fortiori, politiques dont la vie privée est, plus que celle de simples anonymes et même de celle d’autres personnalités célèbres, susceptible d’avoir une traduction et une résonance politique, voire de réelles répercussions dans la vie publique.
Cependant, comme le rappelle la décision rapportée, la publicité de leur vie privée ne peut être admise qu’à la condition de soulever ou d’alimenter un sujet d’intérêt public et non de satisfaire la seule curiosité ou le simple agrément du lectorat. Autrement dit, un lien direct entre la publication incriminée et le débat public, ou d’intérêt général, doit exister (v. en matière de droit à l’image, Civ. 2e, 4 nov. 2004, n° 03-15.397 : « le principe de la liberté de la presse implique le libre choix des illustrations d’un débat général de phénomènes de société », en l’espèce celui des accidents de la route ; et pour le droit au respect de la vie privée, Civ. 1re, 24 oct. 2006, n° 04-16.706, jugeant que la révélation de l’appartenance d’un maire et de conseillers municipaux à la franc-maçonnerie était « justifiée par l’information du public sur un débat d’intérêt général » ). C’est ainsi par exemple que si l’annonce d’une naissance dans une famille régnante peut être révélée au public dès lors qu’elle est susceptible d’avoir des conséquences dynastiques (Civ. 2e, 19 févr. 2004, n° 02-11.122), la révélation du même événement, à propos d’un enfant qui, né hors mariage, ne pourra jamais accéder à des fonctions officielles, excède les limites de la légitime information (Civ. 1re, 27 févr. 2007, n° 06-10.393).
Pour apprécier cette liaison nécessaire entre la publication et le sujet d’intérêt général, l’information révélée doit être replacée dans son contexte. Comme en témoigne cette décision, l’intégralité de la publication doit être prise en compte, dans le fond comme dans la forme : le sujet mais également le contenu de l’article, le titre comme l’angle choisis, le cadre des photographies, autant d’indices, répertoriés par la Cour européenne pour guider le juge national dans son appréciation in concreto de la contribution que les articles et photos publiés apportent au débat d’intérêt général, que d’aucuns voient comme « l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression ». C’est l’absence de tout apport à un quelconque débat d’intérêt général, déduite de l’observation de chacun de ces éléments, qui justifie en l’espèce la condamnation de l’éditeur.
Civ. 1re, 11 mars 2020, n° 19-13.716
Références
■ Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289 P : D. 2004. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2003. 680, obs. J. Hauser
■ CEDH 6 févr. 2001, Tammer c/ Estonie, n° 41205/98 : AJDA 2001. 1060, chron. J.-F. Flauss
■ Civ. 1re, 10 oct. 2019, n° 18-21.871 P : Dalloz Actu Étudiant, 4 nov. 2019, obs. Merryl Hervieu ; D. 2019. 1991 ; ibid. 2020. 237, obs. E. Dreyer ; Dalloz IP/IT 2020. 73, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2019. 517
■ Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28.741 P : Dalloz Actu Étudiant, 19 avr. 2018, note Lisa Vernhes ; D. 2018. 670 ; ibid. 2039, chron. C. Barel, S. Canas, V. Le Gall, I. Kloda, S. Vitse, S. Gargoullaud, R. Le Cotty, J. Mouty-Tardieu et C. Roth ; ibid. 2019. 216, obs. E. Dreyer ; Dalloz IP/IT 2018. 380, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2018. 362, obs. D. Mazeaud
■ CEDH 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Philipacchi associés c/ France, n° 40454 : Dalloz Actu Étudiant, 6 janv. 2016, note E. A. ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2016. 116, et les obs., note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud
■ CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08 : Dalloz Actu Étudiant, 13 mai 2016 ; Légipresse 2016. 206 et les obs. ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud
■ CEDH 24 juin 2004, Van Hannover c/ Allemagne, n° 59320/00 : Rec. CEDH 2004-VI ; D. 2004. 2538, obs. J.-F. Renucci ; ibid. 2005. 340, note J.-L. Halpérin ; RTD civ. 2004. 802, obs. J.-P. Marguénaud.
■ Civ. 2e, 4 nov. 2004, n° 03-15.397 P : D. 2005. 696, et les obs., note I. Corpart ; ibid. 536, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; RTD civ. 2005. 363, obs. J. Hauser.
■ Civ. 1re, 24 oct. 2006, n° 04-16.706 P : D. 2006. 2754 ; ibid. 2007. 2771, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot
■ Civ. 2e, 19 févr. 2004, n° 02-11.122 P : D. 2004. 2596, note C. Bigot ; ibid. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser
■ Civ. 1re, 27 févr. 2007, n° 06-10.393 P : D. 2007. 804, obs. C. Delaporte-Carré ; ibid. 2771, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; RTD civ. 2007. 309, obs. J. Hauser
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