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[ 7 mai 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Responsabilité délictuelle : réparation du dommage sans considération de la disproportion du coût

En matière extra-contractuelle, le juge du fond ne peut sans méconnaître le principe de la réparation intégrale du dommage apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage.

Civ. 3e, 4 avr. 2024, n° 22-21.132

Réparez quoi qu’il en coûte ! Tel pourrait être, en substance, l’enseignement de l’arrêt rendu le 4 avril dernier par la Cour de cassation. Les faits à l’origine du pourvoi étaient simples. Le propriétaire d’un terrain y avait fait construire une maison. Sa voisine estimait que la construction ne respectait ni les règles d’urbanisme, ni les prescriptions du permis de construire. À double titre irrégulière, la construction réalisée avait surtout pour effet de priver le fonds voisin d'une grande partie de la vue panoramique qu’il offrait, de limiter l'ensoleillement dont il bénéficiait et de réduire la luminosité de l'une de ses pièces à vivre. La voisine du constructeur assigna donc ce dernier pour obtenir la mise en conformité de sa maison avec les règles d’urbanisme et les prescriptions du permis de construire. Concrètement, il s’agissait de réduire sa hauteur de 70 cm. La cour d’appel ordonna ces travaux. Devant la Cour de cassation, le constructeur condamné dénonça la disproportion de la sanction prononcée. À son sens, le coût de la mise en conformité ordonnée était « considérable », si bien que la victime devrait se contenter de simples dommages-intérêts. Son pourvoi est rejeté par la Cour de cassation, au visa de l’article 1240 du Code civil (ancien article 1382) et du principe de la réparation intégrale. La troisième chambre civile juge qu’il résulte du principe précité, selon lequel la victime doit être indemnisée certes sans profit mais surtout sans perte, que « le juge du fond, statuant en matière extra-contractuelle, ne peut apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage ». Or la cour d’appel a exactement énoncé que la demande de démolition en l’espèce formée devait prospérer, dans la mesure où elle répondait aux deux seules conditions requises pour son succès : la violation des prescriptions du permis de construire d’une part, et le constat d’un préjudice direct et certain qui en résultait pour le voisin, d’autre part. Ayant ainsi caractérisé un préjudice certain résultant directement de la non-conformité de la construction aux prescriptions du permis de construire, la cour d’appel a pu en déduire que la démolition de la construction dans les limites des prescriptions du permis de construire modificatif devait être ordonnée.

Le demandeur au pourvoi s’inspirait de la règle de l’article 1221 du Code civil, propre à la matière contractuelle, selon laquelle l’exécution forcée ne peut pas être ordonnée lorsque son coût est manifestement disproportionné à l’intérêt qu’elle procurerait au créancier. Inspirée des projets européens d’harmonisation du droit des contrats, cette récente limite, retouchée par la loi de ratification du 20 avril 2018 et jusqu’alors rejetée par notre droit, y compris dans les hypothèses où il existait une disproportion flagrante voire caricaturale entre le manquement du débiteur et l’intérêt d’une exécution forcée pour le créancier (Civ. 3e, 11 mai 2005, n° 03-21.136 ; Civ. 3e, 16 juin 2015, n° 14-14.612), est désormais admise. Les magistrats sont ainsi appelés à contrôler la proportionnalité de la sanction de l’exécution forcée. Parce que le refus possible de l’ordonner conduit à affaiblir le droit du créancier à l’obtenir et qu’il ouvre la porte à la théorie de l’efficient breach of contract, les juges exercent un contrôle étroit du critère de la disproportion manifeste. Ainsi ce contrôle de proportionnalité ne conduit-il pas les juges à restreindre outrageusement le droit à l’exécution forcée du créancier. Il s’agit simplement d’éviter que celle-ci soit prononcée dans des hypothèses où une exécution par équivalent pourrait pleinement satisfaire le créancier, alors que le coût de l’exécution en nature se révèle manifestement disproportionné (v. par ex. Civ. 3e, 13 juill. 2022, n° 21-16.407 : « il était totalement disproportionné de demander la démolition d’un immeuble d’habitation collective dans l’unique but d’éviter aux propriétaires d’une villa le désagrément de ce voisinage, alors que l’immeuble a été construit dans l’esprit du règlement du lotissement et n’occasionnait aucune perte de vue ni aucun vis-à-vis »). En somme, il s’agit là d’une prise en compte de l’abus (Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats – Régimes d’indemnisation, Dalloz, 12e éd., n° 3212.33).

En outre, l’exercice de ce contrôle reste cantonné à la sphère contractuelle. La troisième chambre civile l’affirme ici sans réserves. Force est alors de constater que la décision contraste avec celle rendue par la même chambre le 6 juillet 2023, qui semblait ouvrir la voie à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité, certes en matière contractuelle, mais dans le cadre d’une action en réparation du préjudice (Civ. 3e, 6 juill. 2023, n° 22-10.884). Elle y rappelait qu’en l'état de la jurisprudence, la demande de démolition et de reconstruction peut faire l'objet d'un contrôle de proportionnalité lorsqu'elle est formée au titre de l'exécution forcée ou en nature du contrat, tandis que lorsqu’elle est présentée sous le couvert d'une demande de dommages-intérêts d'un montant égal à celui de la démolition et de la reconstruction, le juge saisi, qui apprécie souverainement les modalités de réparation et leur coût, n'est pas tenu à un tel contrôle. Or elle considéra cette différence de traitement injustifiée, tant au regard des droits et obligations des parties placées dans une situation semblable, qu'en ce qui concerne l'office du juge. Elle avait en conséquence énoncé qu’en toutes hypothèses (ie même extra- contractuelles), le juge doit rechercher, si cela lui est demandé, s'il n'existe pas une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier au regard des conséquences dommageables des non-conformités constatées. 

La troisième chambre civile semble ici marquer un frein à cette évolution, et opérer un retour à sa jurisprudence antérieure. En matière extra-contractuelle, le juge du fond garderait donc toute liberté pour apprécier souverainement les modalités de réparation du préjudice invoqué et leur coût, y compris sur un fondement quasi délictuel (Civ. 3e, 30 nov. 2022, n° 21-24.450). Ce refus d’étendre le champ du contrôle de la proportionnalité de la sanction avait précisément été déjà affirmé sur le fondement de la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage (Civ. 3e, 20 oct. 2021, n° 19-23.233 ; 19-26.155 et 19.26.156). Ainsi, en l’espèce, peu importait le coût de la démolition pour l’auteur du dommage, dès lors que sa victime voyait ainsi son droit à la réparation intégrale préservé.

Références :https://www.linkedin.com/redir/redirect?url=https%3A%2F%2Fwww%2Ecourdecassation%2Efr%2Fdecision%2F660e4d596c7c880008cba5d4&urlhash=wY_V&trk=public_post_feed-article-content

■ Civ. 3e, 11 mai 2005, n° 03-21.136 : D. 2005. 1504 ; RDI 2005. 299, obs. P. Malinvaud ; ibid. 2006. 307, obs. O. Tournafond ; RTD civ. 2005. 596, obs. J. Mestre et B. Fages

■ Civ. 3e, 16 juin 2015, n° 14-14.612 RTD civ. 2016. 107, obs. H. Barbier

■ Civ. 3e, 13 juill. 2022, n° 21-16.407 D. 2022. 1647, note T. Genicon ; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RDI 2022. 591, obs. J.-L. Bergel

■ Civ. 3e, 6 juill 2023, n° 22-10.884 : D. 2023. 1843, note M. Cormier ; ibid. 2024. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RTD civ. 2023. 622, obs. H. Barbier

■ Civ. 3e, 30 nov. 2022, n° 21-24.450 

■ Civ. 3e, 20 oct. 2021, n° 19-23.233 ; 19-26.155 et 19.26.156 : RDI 2021. 686, obs. M. Revert

 

Auteur :Merryl Hervieu


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