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[ 20 mai 2019 ] Imprimer

Des évolutions du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables et leurs répercussions sur le régime de responsabilité des gestionnaires publics

Nous l’indiquions dans de précédents billets (Billet du 18 février 2019 – Des ministres responsables ?! ; Billet du 8 avril 2019 – La LOFL en devenir ), la période semble propice à une évolution circonstanciée des régimes de responsabilité des ordonnateurs et, ce faisant, des comptables. Alors que l’on s’interroge sur la responsabilité de ceux qui ont pu manier des fonds publics sans se préoccuper des règles les plus élémentaires de prudence et que des intérêts financiers publics ont pu être sacrifiés (Billet du 18 février 2019 : préc.), le « marronnier » de la responsabilité des gestionnaires publics semble bénéficier d’un regain d’intérêt.

Dans ce cadre et depuis plusieurs mois maintenant, la redéfinition des rôles d’ordonnateur et de comptable dont les prémices sont apparus aux lendemains même de la LOLF, laissait supposer que leurs régimes de responsabilité soient revisités.

Ce fut le cas pour les comptables en décembre 2011 avec un nouveau régime de responsabilité qui devait permettre la suppression des débets sans préjudice et de réduire le champ d’action du ministre chargé du budget en matière de remise gracieuse. Si des avancées substantielles en ont résulté, il faut en convenir, le régime est encore imparfait (pour s’en convaincre, V. Le préjudice financier devant le juge des comptes, Dr. adm. 2018, n° 7-9, Etude n° 5). 

Et c’est désormais un sujet d’actualité pour les ordonnateurs, plus largement pour les gestionnaires publics et administrateurs.

En parallèle, a été mise en évidence la nécessité d’une évolution du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables, principe dont Edgard Allix avait souligné la raison d’être : « séparer l’administration proprement dite et le service de caisse. (… mettre) les ordonnateurs à l’abri des suspicions (…) soustraire les administrateurs aux tentations que le maniement de l’or peur faire éprouver ». (Allix E., Traité élémentaire de Science des finances et de législation financière française, 1931, 6e éd., p. 292). Ces raisons, qui ont accompagné l’apparition de ce principe sous la Restauration et durant l’essentiel du 20e siècle, ont perdu de leur autorité. La dématérialisation des opérations financières a largement contribué à en remiser la nécessité. Particulièrement sur ces dernières années alors que la LOLF a manifestement déplacé les frontières de cette séparation à opérer entre les acteurs des opérations de dépenses et de recettes. 

Aux aménagements initialement mis en place afin de garantir une application efficiente de ce principe (régies d’avance et de recettes, paiement sans ordonnancement préalable, recours au mandat, usage par l’ordonnateur de son pouvoir de réquisition…), en sont apparus d’autres, conséquence logique du renouveau des rôles de ces acteurs et des régimes de responsabilité que la LOLF a inspiré, le tout combiné aux nécessaires évolutions que les techniques de dématérialisation et du numérique ont permises.

Il est question de comptabilité d’exercice, d’agences comptables intégrées, de centres de traitement et de paiement uniques, de services facturiers, de compte financier unique… mais également l’introduction du contrôle hiérarchisé de la dépense, la certification des comptes publics impliquant un contrôle de la qualité des comptes… qui apparaissent comme autant d’agencements supplémentaires de ce principe.

Signe du temps venu de la remise en cause de ce principe, cette proposition de loi visant à supprimer, pour les collectivités locales, cette règle de séparation des ordonnateurs et des comptables. Déposée à l’Assemblée nationale le 3 octobre 2018, cette proposition s’appuie sur la nécessité de faire évoluer les textes dans un contexte de raréfaction des fonds publics, avec l’objectif d’optimiser les process visant à réduire les coûts de fonctionnement de l’État et de mettre un terme à un principe facteur de coûts de gestion inutiles (AN, Proposition de loi n° 1279 relative à la suppression de la séparation entre l’ordonnateur et le comptable dans les collectivités territoriales).

Autre élément à prendre en considération, cette vision renouvelée de l’office du juge des comptes qui progressivement en est venu à juger également les comptables. A contrecourant, certains proposent que l’office de ce juge soit de nouveau limité aux seuls comptes (Retranscription de la table ronde organisée par l’Association des agents comptables, le 10 oct. 2018, Gestion et fin. publ. 2019 n° 2, p. 63)

On le comprend, les réflexions sont menées dans toutes les directions avec de nécessaires partis pris et l’occasion est ainsi donnée de remettre en cause l’activité juridictionnelle du juge financier. L’occasion est belle effectivement et on peut comprendre que, du point de vue des comptables, la solution la plus simple consisterait à supprimer leur responsabilité personnelle et pécuniaire…

Mais revenons-en d’abord au principe de séparation des ordonnateurs et des comptables. Sans aller jusqu’à la disparition de celui-ci, il faut comprendre qu’il s’intègre désormais difficilement dans le contexte actuel. Le livre beige du Syndicat des juridictions financières s’en fait l’écho lorsqu’il souligne que le cadre de responsabilité des ordonnateurs et des comptables publics n’est pas adapté aux évolutions de cette séparation ainsi qu’aux conséquences affectant l’organisation et les moyens de la Direction générale des finances publiques. Si ce principe était encore, jusqu’à une période récente, présenté « comme la meilleure garantie de régularité des dépenses publiques et de prompt recouvrement des recettes, des contraintes de moyens et la volonté d’accélérer les processus de paiement l’ont atténuée » (Syndicat des juridictions financières unifié, Cinq propositions pour le citoyen et la performance de l’action publique, avr. 2018, p. 40). Ce livre beige évoque d’ailleurs pour mieux le justifier, cette « doctrine universitaire » qui, avec « les praticiens, ne cessent d’observer l’incohérence du dispositif qui se traduit par un glissement progressif du « jugement des comptes » au « jugement des comptables » sans que les magistrats du siège ne soient dotés d’une faculté de juger leur permettant d’apprécier souverainement la gravité du préjudice et les circonstances de l’espèce » (préc., p. 41).

Ajoutons à cela les propos du Premier président Migaud lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour des comptes qui a tenu à préciser que cette « évolution du régime de responsabilité des gestionnaires publics ne (devait) conduire ni à la confusion des rôles, ni à la dilution des responsabilités » (Allocution du 17 janvier 2019 publiée par la Revue Gestion et finances publiques, 2019 n° 2, p. 51).

Et encore ceux de son Procureur Général, Gilles Johanet déjà évoqués lors du billet consacré à la responsabilité des ministres (et également publiés au sein de la Revue Gestion et finances publiques, 2019 n° 2, p. 56)… et on comprendra que la période apparaît propice à une redéfinition des rôles des ordonnateurs et des comptables dans un principe repensé de séparation entre les uns et les autres, propice également à une évolution de leurs régimes de responsabilité respectifs…

Le Premier président Migaud l’a clairement indiqué : « le rôle du comptable publicà travers le contrôle qu’il exerce sur l’ordonnateur, doit être préservé, car il garantit la sécurité et la régularité des dépenses ainsi que la transparence et la fiabilité de l’information financière ». Ce rôle est essentiel et doit être préservé.

Alors même que de nombreuses évolutions ont conduit à s’interroger sur le cadre de cette séparation entre ordonnateurs et comptables publics, ce principe conserve sa raison d’être au travers des aménagements dont il a fait – et fait encore – l’objet. Adapté à l’air du temps, ce principe conserve tout son intérêt à la condition d’être combiné à une nécessaire évolution des régimes de responsabilité qui y sont attachés. Faire en sorte que tous les gestionnaires publics, tous ceux qui de près ou de loin, sont concernés par la gestion publique et à travers elle, l’emploi des fonds publics, soient réellement responsables devant le juge financier. Réellement… 

Ceci suppose de refonder le régime de responsabilité des administrateurs qui, actuellement examiné par la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), souffre de nombreuses imperfections. Et c’est un euphémisme. Alors que le projet de réforme des juridictions financières de 2009 envisageait de supprimer cette juridiction, de confier son champ de compétences à une chambre de la Cour des comptes et de compléter la liste des justiciables et des infractions sanctionnables, il apparaitrait judicieux d’envisager une réforme plus globale. Ce projet de réforme apparaissait, en effet, de peu d’envergure, agissant au moyen de « rustines » en complétant ces listes qui, intrinsèquement, minent le terrain de cette responsabilité. Créer une véritable « faute de gestion » permettant de sanctionner tout administrateur, quel qu’il soit et en laissant le soin au juge, de fixer le cadre nécessaire de mise en œuvre de cette responsabilité. Alors que de trop nombreuses affaires révèlent l’usage imprudent qu’ont fait certains, des fonds publics, il n’est plus possible de conserver un régime dans lequel l’essentiel des administrateurs échappent aux « mailles du filet » et n’en endossent pas la responsabilité.

La logique doit être la même pour la responsabilité du comptable publicEnvisager qu’enfin, le juge des comptes soit réellement juge des comptes mais également des comptables publics. Il s’agit de subjectiviser totalement l’office du juge des comptes afin qu’il puisse tenir compte des circonstances et plus globalement du contexte, du comportement du comptable, également selon qu’il est de bonne ou de mauvaise foi. Ainsi, il n’apparaît pas normal que la responsabilité du comptable soit engagée alors qu’il a agi sur instruction du ministre : l’hypothèse la plus classique étant le paiement d’une dépense en l’absence du fondement textuel l’y autorisant mais alors que le ministre chargé des comptes publics le lui a imposé. Un exemple parmi d’autres justifiant que le juge des comptes adopte, en la matière, une position plus mesurée.

Il pourrait être envisagé de raisonner en deux temps avec tout d’abord le constat de sommes éventuellement manquantes dans la caisse du comptable et le prononcé d’un débet permettant de remettre la caisse en l’état. Dans cette hypothèse, il peut être envisagé que la décision finale soit accordée au ministre qui pourrait décider, et ce faisant assumerait, d’en accorder remise gracieuse. Assumer ce qui signifie que sa propre responsabilité pourrait être engagée s’il s’avère que la décision prise constitue une faute de gestion. Second temps : une amende permettant de sanctionner l’erreur commise par le comptable dont il ne serait pas possible, comme c’est le cas actuellement, d’obtenir remise gracieuse et qui constituerait l’essentiel de la décision prise par le juge des comptes. Chaque décision du juge des comptes serait ainsi dédoublée avec pour un manquement constaté, la possibilité de prononcer un débet et une amende. Ce format permettrait de supprimer la référence à la notion de préjudice financier qui apparait, à l'usage, d'un emploi délicat et qui empêche le comptable public d'avoir un réel visuel sur le niveau de responsabilité qu'il encourt. Il permettrait également de préserver le comptable alors que les débets prononcés peuvent parfois être d’un montant élevé et de respecter l’office du juge des comptes. Dans un État de droit, c’est un minimum…

Ces quelques propositions permettraient ainsi de donner une réelle consistance à l’office du juge des comptes, un juge qui pendant trop longtemps « a fait semblant » de juger des comptables qui, pendant trop longtemps, « ont fait semblant d’être jugés ». Une conclusion quelque peu provocatrice, certes, que la réforme de 2011 n’a que trop peu atténuée. Comment peut-on percevoir autrement un régime qui pour l’instant, fait une part encore trop importante au pouvoir de remise gracieuse du ministre avec la possibilité d’une remise totale lorsque les règles du contrôle sélectif de la dépense ont été respectées et qui, s’agissant des sommes non rémissibles susceptibles d’être prononcées, témoigne d’une faiblesse certaine alors que les montants de ces sommes, apparaissent bien trop minimes pour constituer une réelle sanction. 

Le devenir du régime de responsabilité des gestionnaires publics reste à écrire… Et les obstacles à franchir sont nombreux. Il faut se souvenir que le pan de la réforme des juridictions financières de 2009 concernant la CDBF a succombé alors que la proposition avait été faite d’étendre le champ des justiciables aux ministres. Se souvenir également que cette même réforme avait conduit à proposer la suppression du pouvoir de remise gracieuse du ministre ; les négociations qui s’en sont suivies ont conduit à maintenir globalement son pouvoir en cas de mise en débet et à ne le supprimer qu’en cas de somme non rémissible prononcée par le juge des comptes… A n’en pas douter, les réticences et autres obstacles qui accompagneront la refonte des régimes de responsabilité des gestionnaires publics devraient être encore nombreux…

 

Auteur :Stéphanie Damarey


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