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Sécurité sanitaire et sécurité juridique : un étrange pas de deux
Le rôle confié à la Cour de cassation est parfois bien compliqué : sans disposer d’une véritable légitimité politique pour créer des normes, elle dispose d’une autorité qui lui permet de créer des normes jurisprudentielles, nécessaires pour assurer la cohérence du droit et la stabilité dans le temps des décisions rendues par les juges. Mais les choix qui doivent être faits sont souvent des plus délicats, et les juges sont alors admis à trancher des débats profonds auxquels le législateur n’a pas toujours eu le courage de s’attaquer. Tel est le cas de l’affaire tranchée par l’Assemblée plénière le 2 avril 2021 (n° 19-18.814 : DAE 23 avr. 2021, note M. Hervieu), qui cherche à dégager la manière dont conjuguer deux questions essentielles pour nos contemporains : la sécurité sanitaire et la sécurité juridique.
D’un côté, l’attention portée aux questions de santé, qui est loin de dater de l’épisode actuel de la pandémie de covid-19. Notre période est marquée par une attention croissante aux questions de santé au travail et en particulier au sort difficile des victimes des risques professionnels, à l’instar de celles de l’amiante, qui ont multiplié les actions en justice depuis une vingtaine d’années. L’affaire concerne l’une d’elles, un salarié qui avait travaillé pour la société Air liquide de 1982 à 2007, dans des conditions semble-t-il bien peu soucieuses de la sécurité des salariés, exposés dans leurs ateliers à des poussières d’amiante sans que l’employeur ait mis en place de systèmes d’aération adaptés, malgré les risques bien connus générés par ces particules. Le salarié, à l’occasion d’un litige fondé sur la discrimination syndicale, demandait réparation du préjudice d’anxiété né de l’exposition subie. La jurisprudence, sur ce terrain, a connu des avancées successives. Postérieurement à la reconnaissance d’une obligation de sécurité de résultat fondant un droit à réparation des victimes des maladies de l’amiante (Soc. 28 févr. 2002, n° 00-11.793 P), la Cour de cassation a ouvert un droit à réparation pour les personnes en contact avec l’amiante sans avoir encore déclaré la maladie (celle-ci pouvant se manifester de longues années après) sur le fondement du préjudice d’anxiété (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241 P). Ce préjudice étant difficile à identifier, la Chambre sociale fit le choix de n’ouvrir ce droit que pour les salariés ayant travaillé dans des établissements reconnus administrativement comme ayant exposé les salariés à l’amiante, qui ouvrent droit à des « préretraites amiante » (Soc. 26 avr. 2017, n° 15-19.037 P). Mais nombre d’autres salariés ayant été exposés, cette jurisprudence fit l’objet d’un revirement de jurisprudence important de l’assemblée plénière en 2019 : désormais tous les salariés exposés à un risque élevé de développer une pathologie grave peuvent agir contre leur employeur pour obtenir la réparation du préjudice d’anxiété (Cass., ass. plén. 5 avr. 2019, n° 18-17.442 P : DAE 10 avr. 2019, note C. Mathieu).
C’est ici que la question de la protection de la sécurité sanitaire vient croiser celle de la sécurité juridique. En raison de la lenteur des procédures (le litige en question avait été introduit en 2010), l’affaire fut impactée par les évolutions jurisprudentielles. En effet, la Cour de cassation, dans une décision de 2016 (Soc. 28 sept. 2016, n°s 15-19.031 et 15-19.310) avait cassé la décision de la cour d’appel de Paris pour avoir ordonné la réparation du préjudice d’anxiété alors que l’entreprise n’était pas éligible aux « préretraites amiante ». La cour d’appel s’était ralliée à la position de la Chambre sociale et avait refusé l’indemnisation. Invoquant le revirement de jurisprudence, le salarié saisit une seconde fois la Cour de cassation pour obtenir réparation de son préjudice d’anxiété. Selon une jurisprudence ancienne, le pourvoi contre une décision qui se conforme à la décision de la Cour de cassation n’est pas recevable (Ch. mixte, 30 avr. 1971, n° 61-11.829 P), mais l’Assemblée plénière, par un spectaculaire revirement de jurisprudence, vient infirmer cette règle. Tout en reconnaissant que la règle précédente pouvait être justifiée par des considérations de « bonne administration de la justice », il est souhaitable de la faire évoluer, au nom de « l’effectivité de l’accès au juge » et de l’égalité de traitement entre les justiciables : tant qu’une décision irrévocable n’a pas été rendue, les justiciables pourront se prévaloir des règles issues d’une évolution jurisprudentielle, quand bien même la Cour de cassation aurait statué antérieurement dans un sens distinct.
Cette évolution paraît souhaitable du point de vue du droit des victimes : comment pourrait-on admettre, à un moment où l’Assemblée plénière elle-même est parvenue à une substantielle avancée, que les justiciables en soient privés, pour d’obscures raisons de procédure ?
Le débat rebondit cependant sur celui de la sécurité juridique : un juge pourrait statuer conformément à une règle dégagée par la Cour de cassation et voir sa décision cassée ? L’assemblée plénière assume un choix : c’est le droit des victimes qui doit primer, la sécurité juridique se limitant à une obligation de motivation renforcée faisant valoir les raisons d’un revirement de jurisprudence.
La décision de l’Assemblée plénière, solidement motivée, peut convaincre de sa pertinence, tant au regard des valeurs privilégiées, qu’à celui de la signification du principe de sécurité juridique, qui n’a jamais garanti un droit à une jurisprudence figée.
Pour autant, on ne peut qu’être frappé du temps qu’auront pris ces évolutions jurisprudentielles, malgré le souci proclamé d’une protection des victimes. En l’espèce, le salarié en question est renvoyé à nouveau devant une cour d’appel après 11 ans de procédure. Et que dire des nombreux salariés qui, précédemment, ont agi en justice et pourront se voir opposer la force jugée de leur affaire, ou encore de ceux qui n’ont pas agi mais verront leur droit prescrit ? On voit mal comment la sécurité juridique pourrait ici être dépassée, alors que la santé des salariés aura été exposée à des risques que nul ne devrait accepter.
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