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[ 30 juin 2023 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Filiation et intérêt supérieur de l’enfant conçu par assistance médicale à la procréation après dépôt d’une demande de divorce

L’annulation de la reconnaissance de paternité de l’enfant conçu par assistance médicale à la procréation, sans le consentement du père, ne constitue pas une violation de l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie familiale) à l’égard des droits de la mère et de l’enfant. La CEDH admet que l’intérêt supérieur de l’enfant ne réside pas dans le maintien de la paternité.

CEDH 8 juin 2023, A et B c/ France, req. n° 12482/21

Les requérantes sont une mère et sa fille, conçue par assistance médicale à la procréation (AMP). La première requérante et son époux consentent initialement au recours à une AMP. Ils déposent, par la suite, une demande en divorce. Après le dépôt de cette demande, la mère a toutefois recours à une implantation d’embryon et donne naissance à une fille, seconde requérante. Les requérants divorcent peu après la naissance.

En vertu du droit français, cette AMP a été effectuée sans le consentement de l’ancien époux de la première requérante. En effet, l’ancien article 311-20 du Code civil prévoit que le consentement de l’époux à une AMP est privé d’effet si une demande en divorce ou en cessation de la communauté de vie est déposée, avant la réalisation de la procédure médicale. Tel ayant été le cas en l’espèce, le consentement de l’ancien époux était caduc au jour de l’AMP (§ 20 et 51). Il reconnaît l’enfant (§ 9), mais saisit ultérieurement les juridictions internes en annulation de la reconnaissance de paternité (§ 10). Les juridictions nationales font droit à la demande (v. Civ 1re, 14 oct. 2020, n° 19-12.373).

■ Recevabilité. La requête fait état d’une atteinte au respect au droit à la vie privée et familiale de la mère (première requérante), et de sa fille (deuxième requérante). À cet égard, l’article 34 de la Conv. EDH prévoit que toute personne physique victime d’une violation par un des États membres d’un droit reconnu dans la Convention peut saisir la CEDH. Il faut, pour pouvoir se dire victime, avoir subi les effets de la violation dénoncée à titre personnel et direct (§ 26 ; v. aussi CEDH, gr. ch., 5 juin 2015, Lambert et autres c/ France, req. n° 46043/14, § 89).

Une mère peut, selon la jurisprudence de la Cour européenne, se dire victime d’une ingérence dans le droit à la vie privée et familiale si elle fait face à une impossibilité d’obtenir la reconnaissance du lien de filiation entre son enfant et son ex-compagnon. Cela est néanmoins conditionné à l’existence d’une « communauté d’intérêts résultant d’une relation familiale durablement construite avec [l’ancien époux] autour de l’enfant » (§ 29 ; voir a contrario CEDH 24 mars 2022, C.E. et autres c/ France, req. nos 29775/18 et 29693/19). En l’espèce, la Cour européenne constate l’absence d’une telle communauté d’intérêts, et conclut que la requête n’est recevable qu’au regard des droits de l’enfant, privé de son lien de filiation paternel.

■ Ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale. L’annulation de la reconnaissance de paternité constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la seconde requérante (§ 39). Notons cependant que toute ingérence n’entraîne pas systématiquement la violation de l’article 8 de la Convention. Trois critères cumulatifs sont à considérer. Si l’ingérence est prévue par la loi, poursuit l’un des buts légitimes prévus à l’article 8 § 2 et est nécessaire et proportionnée, la violation n’est pas admise.

Concernant le critère de la légalité, l’ingérence est prévue à l’article 332 du Code civil (§ 41). Un but légitime est également admis, soit la protection des droits et des libertés d’autrui (§ 44). La question de la nécessité et de la proportionnalité est plus complexe ; elle implique de déterminer l’étendue de la marge d’appréciation de l’État défendeur et de mettre en balance les droits et intérêts contradictoires. Il s’agit en l’espèce de l’intérêt supérieur de l’enfant et les droits et libertés de l’époux. En principe, « lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu », tel que la filiation est en cause, la marge d’appréciation est en principe restreinte (§ 47). Cependant, « lorsqu’il s’agit de mettre en balance les droits fondamentaux concurrents de deux individus », la marge d’appréciation est « importante » (ibidem ; v. CEDH 14 janv. 2016, Mandet c/ France, req. n° 30955/12, § 52 et s.). La Cour reconnaît en la matière une marge d’appréciation élargie, tout en rappelant que les choix opérés par l’État français « n’échappent pas pour autant au contrôle de la Cour » (§ 48).

■ Intérêt supérieur de l’enfant. Il est essentiel d’accorder une considération particulière, dans cette mise en balance, au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. En vertu de ce principe, « chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer » (§ 48).

Les juridictions nationales estiment que les intérêts de l’ancien époux et l’intérêt supérieur de l’enfant se rencontraient (§ 51). Elles considèrent qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant de maintenir un lien de filiation avec une personne n’ayant pas l’intention d’être père (§ 53), eu égard à l’absence de paternité biologique ou de consentement de ce dernier (§ 50) et qu’il serait possible d’établir, par la suite, un nouveau lien de filiation paternel de remplacement considérant la réalité biologique (§ 53 et 55). La Cour européenne estime également qu’il ne ressort pas du dossier qu’était construit « pleine relation père-enfant » (§ 49).

La Cour européenne reconnaît que les juridictions nationales ont effectué une mise en balance des droits de l’ancien époux et de l’enfant (§ 50), mais déplore le « caractère elliptique » de certains éléments du raisonnement des juridictions françaises (§ 53). Notamment, le fait que les juridictions françaises n’ont pas pris en compte la question de la contribution matérielle à l’entretien de l’enfant, ni recherché s’il était possible de remplacer, dans l’immédiat, le lien de filiation paternel par un nouveau lien « qui puisse permettre d’assurer l’entretien et l’éducation de l’enfant » (§ 55).

Pour autant, la CEDH considère que les motifs de la solution retenue par le juge français sont « suffisants et pertinents », concernant la proportionnalité et la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et n’ont pas, en estimant que l’intérêt supérieur de l’enfant ne reposait pas dans le maintien de la reconnaissance de paternité, excédé la marge d’appréciation élargie (§ 57). Les critères de la légalité, de la poursuite d’un but légitime et de la proportionnalité étant remplis, la Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité la non-violation de l’article 8 de la Convention.

Références :

■ Civ 1re, 14 oct. 2020, n° 19-12.373 P : DAE, 10 nov. 2020, note M. Hervieu D. 2020. 2065 ; ibid. 2021. 657, obs. P. Hilt ; ibid. 923, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2020. 670, obs. M. Saulier ; ibid. 546, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2021. 112, obs. A.-M. Leroyer.

■ CEDH, gr. ch., 5 juin 2015, Lambert et autres c/ France, req. n° 46043/14 : DAE, 10 juin 2015, note V. B AJDA 2015. 1124 ; ibid. 1732, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2015. 1625, et les obs., note F. Vialla ; ibid. 2016. 752, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2015. 364, obs. A. Dionisi-Peyrusse.

■ CEDH 24 mars 2022, C.E. et autres c/ France, req nos 29775/18 et 29693/19 : D. 2022. 1342, note H. Fulchiron ; ibid. 2023. 855, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2022. 336, obs. M. Saulier ; ibid. 240, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2022. 349, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 371, obs. A.-M. Leroyer.

■ CEDH 14 janv. 2016, Mandet c/ France, req. n° 30955/12 DAE, 11 févr. 2016, note M. G D. 2016. 257 ; ibid. 1966, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 2017. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2016. 213, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2016. 331, obs. J. Hauser.

 

Auteur :Egehan Nalbant


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