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Droit de la famille
Délais de prescription et filiation : l’absence de disproportion
À l’occasion d’une action en constatation de la possession d’état, la Cour de cassation juge à nouveau conformes à la Convention européenne des droits de l’homme les délais de prescription prévus par le droit français de la filiation. Elle approuve également l’issue du contrôle de proportionnalité effectué au fond en excluant, en l’espèce, toute atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de la demanderesse.
Civ. 1re, 2 déc. 2020, n° 19-20.279
Depuis qu’il est exercé (Civ. 1re, 10 juin 2015, n° 14-20.790), le contrôle de proportionnalité entre la prescription des actions et le respect des droits fondamentaux de ceux qui les engagent s’intensifie au point de dominer, désormais, le droit de la filiation (Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-19.853 ; Civ. 1re, 7 nov. 2018, n° 17-25.938 ; Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-21.095 ; Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-12.373 et 19-18.791 ; Civ. 1re, 14 oct. 2020, n°19-15.783).
L’arrêt rapporté poursuit et confirme cette évolution. Il s’en démarque seulement par la nouveauté de l’objet, à notre connaissance inédit, de la discussion qui portait pour la première fois sur l’appréciation de la proportionnalité au respect dû à la vie privée des délais de prescription de l’action en constatation de la possession d’état. L’expression désigne la situation de fait qui révèle « le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir » (C. civ., art. 311-1 ), étant précisé que pour apprécier la possession d’état d’un enfant, qu’il s’agisse d’établir comme en l’espèce sa filiation ou de la contester, il convient en principe de tenir compte des relations mutuelles du prétendu parent et de l’enfant (tractatus), du nom que porte ce dernier (nomen) et de l’opinion de l’entourage et de la collectivité sur la réalité de la filiation (fama). Or selon l’article 330 du Code civil, la possession d’état peut être constatée, à la demande de toute personne qui y a intérêt, dans un délai de dix ans à compter de sa cessation ou du décès du parent prétendu.
En l’espèce, la Cour avait alors la tâche de contrôler la combinaison, par les juges du fond, de cette disposition avec celle, commune à l’ensemble des actions relatives à la filiation, de l’article 321 du même code, qui prévoit que celles-ci se prescrivent par dix ans à compter du jour où la personne a été privée de l’état qu’elle réclame ou a commencé à jouir de l’état qui lui est contesté, ce délai étant suspendu lors de la minorité de l’enfant.
Née le même jour que celui où mourut son père présumé (24 juill. 1971), sa fille prétendue avait, quarante-cinq ans après les faits, saisi la justice d’une action en constatation de sa possession d’état à l’égard du défunt. La Cour d’appel déclara son action irrecevable comme prescrite au motif que son assignation, délivrée le 15 avril 2016 au procureur de la République, n’avait pu interrompre le délai décennal de son action qu’elle aurait dû, pour échapper à sa prescription, diriger contre les héritiers de son père prétendu.
Elle forma un pourvoi en cassation, dont la thèse reposait sur deux points.
Le premier visait en substance à démontrer que son assignation avait bien interrompu la prescription dans la mesure où elle ignorait, à cette date, l’existence des héritiers du défunt. Ce point ne mérite pas davantage d’observations, la Cour de cassation l’ayant déclaré irrecevable « comme proposant une argumentation incompatible avec celle que [la demanderesse] a développée devant la cour d’appel en soutenant avoir entretenu avec les héritiers [du défunt] des relations régulières pendant de nombreuses années ».
Le second reposait sur l’atteinte disproportionnée que la solution retenue au fond porterait au droit au respect de sa vie privée, la demanderesse invoquant son droit d’établir son lien de filiation et de connaître son ascendance, que l’on sait vigoureusement protégés, sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, par les juges européens (CEDH 7 févr. 2002, Mikulic c/ Croatie, n° 53176/99, CEDH 7 avr. 2009, Turnali c/ Turquie, n° 4914/03) comme internes (v. not. Civ. 1re, 5 oct. 2016 ; n° 15-25.507 « l’impossibilité pour une personne de faire reconnaître (sa véritable) filiation (…) constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale » ; V. aussi Civ. 1re, 9 nov. 2016, n° 15-25.068 ; Civ. 1re, 7 nov. 2018, préc. ; Civ. 1re, 21 nov. 2018, préc.). Ainsi la Cour de cassation était-elle appelée à contrôler la proportionnalité de la prescription de l’action en constatation de la possession d’état à l’atteinte en conséquence portée à la vie privée de la demanderesse. Or elle approuve l’issue de ce contrôle tel qu’il fut exercé au fond pour confirmer l’absence de disproportion entre la mise en œuvre des délais légaux de prescription de son action et son droit, largement entendu, au respect de sa vie privée.
Pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation s’appuie d’abord sur les textes précités dont la combinaison devait conduire à la prescription de l’action, le délai décennal pour agir en établissement de sa filiation ayant expiré. Elle ajoute ensuite que, conformément à l’article 2222 du Code civil (issu de l’ord. n° 2005-759 du 4 juill. 2005 portant réforme de la filiation) ayant abrégé ce délai, ce dernier courait à compter de l’entrée en vigueur de l’ordonnance, soit le 1er juillet 2006, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure (30 ans). Elle souligne également que lorsque le parent prétendu est, tel qu’en l’espèce, décédé, l’article 328 du Code civil impose de diriger l’action en établissement de la filiation contre les héritiers du défunt. Elle achève enfin cet exposé textuel en rappelant le rattachement du droit à l’identité, dont relève droit de connaître et de faire reconnaître son ascendance, à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui fonde la protection du droit au respect de la vie privée.
Une fois ce cadre normatif posé, la Cour de cassation pouvait procéder au contrôle de proportionnalité que le litige supposait d’exercer, prioritairement, sous l’angle du contrôle de conventionnalité. Ainsi incombait-il à la Cour la tâche de vérifier la conformité des règles internes précitées aux droits fondamentaux garantis par la Conv. européenne des droits de l’homme. L’argumentaire est conforme à celui développé dans sa jurisprudence antérieure rendue sur cette question. Réaffirmant la nécessité de contrôler la proportionnalité de la prescription des actions relatives à la filiation à l’atteinte en conséquence portée à la vie privée du demandeur, la Cour concède immédiatement que « l’impossibilité pour une personne de faire reconnaître son lien de filiation paternelle constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée ». Il est vrai que lorsqu’elle aboutit à priver une personne de la possibilité de faire reconnaître son lien de filiation paternelle, la prescription légale des actions relatives à la filiation constitue une ingérence dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale, auquel elle porte atteinte. Mais la Cour justifie aussitôt cette atteinte par le cadre législatif français qui l’entoure pour en atténuer les effets : « cette ingérence (qui) est, en droit interne, prévue par la loi, dès lors qu’elle résulte de l’application des textes précités du code civil, qui définissent de manière claire et précise les conditions de prescription des actions relatives à la filiation, cette base légale étant accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets ». Elle la légitime également au regard du but poursuivi, « légitime, au sens du second paragraphe de l’article 8 précité, en ce qu’elle tend à protéger les droits des tiers et la sécurité juridique » (v. déjà, not. Civ. 1re, 21 nov. 2018, préc.). Elle en conclut, sans surprise, que « les délais de prescription des actions aux fins d’établissement de la filiation paternelle ainsi fixés par la loi, qui laissent subsister un délai raisonnable pour permettre à l’enfant d’agir après sa majorité, constituent des mesures nécessaires pour parvenir au but poursuivi et adéquates au regard de cet objectif ». Dans la ligne de sa jurisprudence antérieure, la Cour juge donc les règles en l’espèce applicables intelligibles et conformes au but d’instaurer un juste équilibre entre le droit à la connaissance et à l'établissement de son ascendance, d'une part, et les droits des tiers et la sécurité juridique entendue comme la stabilité des filiations légalement établies, d'autre part.
Rappelons que pendant longtemps, les actions relatives à la filiation étaient soumises à l’ancienne prescription trentenaire de droit commun avant d’être enfermées dans un plus bref délai, décennal, permettant de consolider plus rapidement la situation des enfants qui souhaitaient établir ou contester une filiation. Ce délai court du jour de l’établissement du lien de filiation contesté ou de celui auquel l’enfant a été privé du lien de filiation revendiqué, soit en l’espèce depuis le décès du parent prétendu. En raison de la suspension de l’action durant la minorité de l’enfant, la loi prévoit de faire courir un nouveau délai de dix ans à compter du jour de sa majorité, en sorte que celui-ci puisse agir si ses représentants légaux ont omis de le faire lorsqu’il était mineur. Toutes les actions relatives à la filiation sont en conséquence, désormais, en principe prescrites au plus tard au jour du 28e anniversaire de l’enfant. Celle en l’espèce engagée l’était incontestablement.
Toutefois, ce rappel de la conformité du dispositif légal français aux normes supranationales invoquées ne pouvait suffire à trancher le litige. En effet, la conclusion tirée par les Hauts magistrats selon laquelle ce dispositif garantit théoriquement, par les délais de prescription qu’il fixe, un juste et nécessaire équilibre entre les droits et intérêts en présence, ne permettait pas de garantir l’effectivité de l’équilibre en l’espèce recherché, dont le juge est chargé d’assurer concrètement l’application selon les circonstances propres à l’espèce. Restait donc encore à la Cour la tâche de vérifier si, au cas d’espèce, la mise en œuvre de ces délais légaux de prescription ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de la demanderesse au regard du but, même légitime, poursuivi. Dans cette perspective, elle dût recourir à la technique, subséquente au contrôle de proportionnalité, de la mise en balance ou de la « pondération » des intérêts. Celle-ci repose sur une démarche casuistique et une appréciation au cas par cas des intérêts en jeu propres à chaque espèce considérée, et à laquelle ne peut servir aucune règle générale et abstraite préalable, de même qu’aucune règle de ce type ne peut être induite de son exercice. Cette absence précède l’essence de cette technique très concrète d’ajustement d’intérêts pluriels et concurrents, en l’espèce par leur nature, publics et privés (droits subjectifs individuels versus la sécurité juridique et l’intérêt général), ce qui explique d’ailleurs les fréquentes divergences d’analyse entre les juges y recourant pour procéder à l’exercice du contrôle de proportionnalité que cette technique soutient, de même qu’elle justifie le « contrôle de ce contrôle » d’abord exercé au fond par la Cour de cassation (v. déjà, dans le même sens de ce double contrôle, Civ. 1re , 14 oct. 2020, préc. ; Civ. 1re, 21 nov. 2018, préc.). La Haute cour en approuve ici l’issue. Ainsi, pour écarter en l’espèce toute atteinte disproportionnée aux droits allégués, la Cour de cassation relève que la cour d’appel a retenu que la demanderesse avait mal dirigé ses demandes et qu’elle avait laissé s’écouler « un délai de quarante-cinq ans, dont vingt-sept à compter de sa majorité, pour exercer l’action en établissement de sa filiation paternelle ». La juridiction du second degré avait donc pu en déduire que le délai de prescription qui lui était opposé « respectait un juste équilibre et qu’il ne portait pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale ». On ne peut qu’approuver cette solution, au regard là encore des circonstances particulières de cette affaire, rendant difficilement compréhensible la durée de l’inaction de la demanderesse alors même que la finalité de sa démarche, que l’on devine successorale, supposait d’engager une action au moment, déjà fort lointain à la date du litige, du règlement de la succession du défunt, et de la diriger contre ceux dont elle connaissait manifestement, malgré ses dires, l’existence…
Dans cette affaire comme dans toutes celles l’ayant précédée, la mise en œuvre du contrôle de proportionnalité n’a donc pas conduit à remettre en cause les règles relatives aux délais de prescription des actions en matière de filiation. Est-ce à dire qu’il ne le sera jamais ? Rien n’est moins sûr. L’incertitude inhérente au contrôle de proportionnalité, dont l’issue par essence variable dépend d’une appréciation au cas par cas des circonstances propres à chaque espèce, oblige à tempérer la portée de ces solutions, dont celle ici commentée, en ce qu’elles pourraient, dans d’autres circonstances, conduire les juges à pondérer inversement les intérêts en cause.
Références
■ Fiche d’orientation Dalloz : Possession d’état
■ Civ. 1re, 10 juin 2015, n° 14-20.790 : D. 2015. 2365, note H. Fulchiron ; ibid. 2016. 857, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 1966, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; RTD civ. 2015. 596, obs. J. Hauser ; ibid. 825, obs. J.-P. Marguénaud
■ Civ. 1re, 6 juill. 2016, n° 15-19.853 P : DAE 15 sept. 2016 ; D. 2016. 1980, note H. Fulchiron ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser
■ Civ. 1re, 7 nov. 2018, n° 17-25.938 P : D. 2018. 2136 ; ibid. 2019. 505, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 663, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2018. 685, obs. J. Houssier ; RTD civ. 2019. 87, obs. A.-M. Leroyer
■ Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-21.095 P : DAE 14 déc. 2018, note M. Hervieu ; D. 2018. 2305 ; ibid. 2019. 64, entretien P.-Y. Gautier ; ibid. 505, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 663, obs. F. Granet-Lambrechts ; AJ fam. 2019. 36, obs. M. Saulier ; RTD civ. 2019. 87, obs. A.-M. Leroyer
■ Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-12.373 et 19-18.791 P: D. 2020. 2065 ; AJ fam. 2020. 670, obs. M. Saulier ; ibid. 546, obs. A. Dionisi-Peyrusse
■ Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-15.783 P: DAE 10 nov. 2020, note M. Hervieu ; D. 2020. 2437, note A. Zelcevic-Duhamel ; ibid. 2405, point de vue A. Etienney -de Sainte Marie
■ CEDH 7 févr. 2002, Mikulic c/ Croatie, n° 53176/99 : RTD civ. 2002. 795, obs. J. Hauser ; ibid. 866, obs. J.-P. Marguénaud
■ CEDH 7 avr. 2009, Turnali c/ Turquie, n° 4914/03
■ Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.507 P : D. 2016. 2496, obs. I. Gallmeister, note H. Fulchiron ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2016. 543, obs. J. Houssier ; RTD civ. 2016. 831, obs. J. Hauser
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