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Le billet
Le mystère de la publication des arrêts de la Cour de cassation
Depuis quelques temps, les magistrats de la Cour de cassation font passer un message à la doctrine juridique : « ne perdez pas votre temps à commenter les arrêts que nous ne publions pas au Bulletin. Ils ne font pas jurisprudence ». Ce message, distillé par la Haute juridiction, invite ainsi à une (trop) courte réflexion sur les sources du droit.
Que l’on se rassure, il ne s’agira pas de disserter sur le point de savoir si la jurisprudence est, ou non, une source du droit. On prendra pour postulat de départ que les arrêts de la Haute juridiction peuvent être à l’origine de véritables règles. La question est alors de savoir s’il est légitime que la Cour de cassation use de la publication au Bulletin d’un arrêt pour maîtriser sa destinée.
La publication au Bulletin est en principe, bien qu’il n’existe aucune règle claire à ce sujet, réservée aux arrêts importants. En vérité, il existe une gradation. Les arrêts importants sont publiés au Bulletin (P + B), les arrêts très importants sont également mis à disposition sur le site de la Cour de cassation (P + B + I), quoique certaines chambres semblent l’ignorer si l’on en juge par le nombre d’arrêts qu’elles mettent en ligne…, et les arrêts fondamentaux sont enfin repris dans le Rapport annuel de la Cour de cassation (P + B + R + I).
Au contraire, les arrêts insignifiants, qui ne posent pas de principe, qui appliquent un principe bien établi, ou qui censurent une décision pour un motif disciplinaire du type violation du principe du contradictoire, sont relégués dans la masse informe des arrêts dits « non publiés » ou « inédits ». Ces arrêts ne sont pourtant pas moins accessibles que les arrêts publiés au Bulletin puisqu’ils figurent sur la base de données « Legifrance ». Or, dans la période récente, des auteurs « fouineurs » ont déniché, dans la masse des arrêts non publiés, des décisions pour le moins surprenantes.
On prendra deux exemples :
▪ Nul n’ignore que, contre vents et marées doctrinale, la Cour de cassation a réaffirmé avec force que, dans une promesse unilatérale de vente, la rétractation du promettant dans le délai offert au bénéficiaire empêche la rencontre de l’offre et de l’acceptation et interdit en conséquence la formation de la vente (Civ. 3e, 11 mai 2011). Le bénéficiaire ne peut alors obtenir que des dommages-intérêts. Pourtant, dans un arrêt non publié du 6 septembre 2011, la troisième chambre civile a décidé exactement le contraire… À un plaideur qui se prévalait de cette jurisprudence, constante depuis 1993, la Cour de cassation a répondu qu’« ayant relevé que la date d’expiration du délai de levée d’option ouverte à la société E. par la promesse unilatérale de vente à elle consentie par les consorts X. était fixée au 15 septembre 2006 et que la dénonciation, par ces derniers, de leur engagement datait du 16 janvier 2006, la cour d’appel en a exactement déduit que la société E était fondée à faire valoir que la levée de l’option devait produire son plein effet ». Si cet arrêt avait été publié, on aurait pu conclure à un revirement de jurisprudence. Puisque ce n’est pas le cas, on ne peut rien conclure du tout, sauf à considérer qu’il s’agit d’une « anomalie »…
▪ Ensuite, dans un arrêt du 15 décembre 2011, la première chambre civile a reproché à des juges du fond, qui avaient condamné un contractant à réparer le dommage subi par un tiers victime de l’inexécution, de ne pas avoir caractérisé en quoi le manquement contractuel constituait une faute quasi délictuelle. Pourtant, là encore, dans un arrêt d’Assemblée plénière du 6 octobre 2006, réitéré à plusieurs reprises, la Cour de cassation avait décidé de consacrer l’unité des fautes contractuelles et délictuelles. Autrement dit, il avait été décidé qu’un tiers au contrat, victime de l’inexécution de celui-ci, n’avait pas à rapporter d’autre preuve que celle du manquement contractuel. La première chambre civile, dans son arrêt du 15 décembre 2011, a donc pris l’exact contre-pied de ce principe. Pourtant, cette décision n’étant pas publiée, nul n’osera parler de revirement de jurisprudence et c’est quasiment en s’excusant de leur impertinence que des auteurs l’ont signalé…
On perçoit donc une mutation des arrêts non publiés. Ces derniers ne sont plus uniquement des arrêts qui, en eux-mêmes, sont d’espèces. Ce sont également des arrêts qui semblent être considérés par la Cour de cassation comme des arrêts d’espèce. La nuance est importante. Dans le premier cas, les arrêts ne sont pas susceptibles de faire jurisprudence puisqu’ils ne contiennent ou n’appliquent aucun principe nouveau. Dans le second cas, ces arrêts ne feront pas jurisprudence parce que, en dépit de ce qu’ils disent, la Cour de cassation a décidé qu’ils ne doivent pas faire jurisprudence.
On savait déjà que, par le biais des communiqués qui accompagnent certains arrêts importants, la Cour de cassation tentait de donner une interprétation « officielle » de sa décision, quitte à en modifier quelque peu le sens. On songe ici aux arrêts d’Assemblée plénière du 14 avril 2006 relatif à la force majeure auxquels on renverra le lecteur. La Cour de cassation semble ici franchir un nouveau palier en faisant une entorse à sa propre « doctrine » dans un arrêt, tout en la maintenant pour l’avenir en prenant soin de ne pas publier la décision incriminée au Bulletin.
Comment expliquer au plaideur déçu que, dans son cas, sans raison apparente dans la motivation (elles existent peut-être mais le commun des juristes n’y a pas accès), c’est le principe inverse de celui constant qui a été appliqué…
D’aucuns pourraient avoir l’impression désagréable que les arrêts non publiés sont mis sous le tapis judiciaire de la Cour de cassation afin que l’on n’en parle point trop… En tout état de cause, ce n’est pas la sécurité juridique qui y gagne. On ajoutera, pour revenir au postulat de départ, et boucler la boucle, que les règles jurisprudentielles pâtissent de cette pratique.
Une règle à éclipse aléatoire n’est plus une règle.
Références
■ Civ. 3e, 11 mai 2011, n°10-12.875, v. Dalloz Actu Étudiant, « À vos copies », 22 juin 2011 ; Dalloz Actu Étudiant, « Le Billet », 25 mai 2011 ; D. 2011-1457 ; D. 2011. 1460.
■ Civ. 3e, 6 sept. 2011, n°10-20362, v. Dalloz Actu Étudiant 21 nov. 2011.
■ Civ. 1re, 15 déc. 2011, n°10-17.691, v. Dalloz Actu Étudiant 19 janv. 2012.
■ Ass. plén. 6 oct. 2006, n°05-13.255, D. 2006. 2825, note G. Viney ; JCP 2006. II. 10181, obs. M. Billiau ; RDC 2007. 269, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2007. 123, obs. P. Jourdain.
■ Ass. plén. 14 avril 2006, n°04-18.902, RDC 2006. 1083, obs. Y.-M. Laithier et 1207, obs. G. Viney ; JCP G 2006. II. 10087, note P. Grosser ; Defrénois 2006. 1212, obs. E. Savaux ; CCC 2006, comm. 152, note L. Leveneur ; RLDC 2006, n°2129, note M. Mekki ; LPA 6 juill. 2006, p. 14, note Le Magueresse ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ; D. 2006. 1577, note P. Jourdain ; ibid. 1929, obs. Ph. Brun, et 2638, obs. B. Fauvarque-Cosson et 1566, chron. D. Noguéro.
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