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Relation commerciale établie : rappel des critères de qualification et d’évaluation du préjudice réparable
Jugé compatible avec la clause de résiliation anticipée stipulée au contrat, le caractère établi d’une relation commerciale de longue durée permet de réparer le préjudice résultant pour la victime de la brutalité de la rupture, le dommage réparable comprenant le seul gain manqué durant la seule période normale de préavis, sans égard au délai supplémentaire ayant pu lui être ultérieurement octroyé pour se réorganiser.
Com. 9 mars 2025, n° 23-22.182
La Cour de cassation entend protéger les relations commerciales de longue durée, même celles contractuellement précaires. Tel est sans doute l’enseignement de la décision rapportée, qui mettait en cause deux parties à un contrat de licence exclusif de marques, en relation d’affaires pendant près de trente ans jusqu’au jour où la société titulaire de la marque, mettant en œuvre une clause de résiliation anticipée stipulée au contrat, mit fin à leur relation. Initiée par un premier contrat de licence conclu le 18 juillet 1991 pour une durée de 7 ans, la relation commerciale des parties s’était ensuite poursuivie en exécution de plusieurs contrats successifs, le dernier ayant été prorogé à trois reprises. La dernière prorogation avait été expressément prévue par un avenant en date du 25 juillet 2018, stipulant un terme fixé au 31 décembre 2021, toutefois assorti d’une faculté de résiliation anticipée à exercer avant le 31 août 2019 pour le 31 décembre 2019. Exerçant cette faculté dans le délai prévu (le 28 août 2019), la société avait finalement notifié au prestataire la résiliation du contrat, assortie d’un délai de préavis de quatre mois. Lui reprochant l’insuffisance de ce préavis, son ancien partenaire l’avait assigné en réparation de son préjudice, sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, qui prohibe la rupture brutale d’une relation commerciale établie en l’absence de préavis suffisant. La cour d’appel fit droit à sa demande. À l’origine du pourvoi formé devant la chambre commerciale, la société ayant résilié le contrat rappelait que l’abus dans la rupture, qui fonde la responsabilité délictuelle de son auteur, dépend de la caractérisation préalable d’une relation commerciale établie, en l’espèce inexistante au regard de la précarité du partenariat litigieux, qui reposait sur une série de contrats à durée déterminée, sans clause de prorogation tacite, et dont le dernier comportait une clause de résiliation anticipée. Elle reprochait également aux juges du fond d’avoir évalué le montant de la réparation accordée au partenaire évincé en fonction de la seule durée de préavis contractuellement prévue (4 mois), sans tenir compte du délai supplémentaire de 6 mois qu’elle lui avait octroyé pour écouler ses stocks alors que ce nouveau délai, ayant permis au licencié de maintenir son flux d’affaires sur la base de leur ancien partenariat et de disposer ainsi du temps nécessaire au redéploiement de son activité, aurait dû être pris en compte pour déterminer l’étendue de son préjudice.
La Cour de cassation était ainsi amenée à clarifier deux éléments déterminants de l’abus dans la rupture d’une relation commerciale établie : d’une part, les critères de qualification de la notion même de relation commerciale établie ; d’autre part, les modalités d’évaluation du préjudice réparable, déterminé en fonction du préavis accordé au moment de la rupture.
■ Notion de relation commerciale établie – La notion de « relations commerciales établies » est factuelle, le concept juridique de relation contractuelle n’ayant pas été retenu par le législateur. Correspondant à des partenariats commerciaux de longue durée, les relations visées par la loi doivent être réellement établies en fait, ce qui rend la notion incompatible avec la précarité du rapport d’affaires : la qualification de relation commerciale établie implique des liens suffisamment stables, étroits et réguliers entre les partenaires, leur permettant une « anticipation raisonnable pour l’avenir d’une certaine continuité du flux d’affaires » (Com. 18 mai 2010, n° 08-21.681 : cassation de l’arrêt n’ayant pas recherché si eu égard à la nature de la prestation convenue, les sociétés pouvaient légitimement s’attendre à la stabilité de leur relation avec la société ayant décidé de la rupture ; adde, Com. 16 déc. 2008, n° 07-15.589). En revanche, un échange permanent et continu entre les partenaires n’est pas nécessaire. C’est pourquoi une succession de contrats indépendants, telle que celle observée en l’espèce, n’empêche pas la qualification (v. déjà, Com. 6 sept. 2011, n° 10-30.679). La discontinuité des relations peut être en quelque sorte compensée par leur régularité et leur stabilité, permettant aux partenaires de croire qu’elles se poursuivront dans l’avenir, ce qui renvoie à l’idée générale de cohérence contractuelle, et en particulier, à celle d’attente légitime des parties. Cette idée sous-tend l’analyse en l’espèce retenue par les juges du fond, logiquement approuvée par la chambre commerciale qui juge, dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure, la relation commerciale soumise à son examen suffisamment établie : malgré la faculté de résiliation anticipée du contrat et l'absence de clause de renouvellement stipulée dans des contrats successivement conclus à durée déterminée, la continuité et la stabilité de la relation, entretenue pendant vingt-huit ans, avaient permis au partenaire évincé de croire raisonnablement à la poursuite du partenariat jusqu’au terme fixé, soit jusqu’en 2021. De ces éléments établissant en fait sinon en droit la pérennité de la relation commerciale entre les deux partenaires, la cour d'appel a pu déduire l'existence d'une relation commerciale établie au sens de la loi, justifiant l’application de l’article L.442-1, II à la rupture finalement advenue. Partant, il convenait d’évaluer le préjudice résultant de la rupture brutale de cette relation.
■ Durée du préavis et évaluation du préjudice – En cas de rupture d’une relation commerciale établie, le préjudice réparable, résultant non de la rupture elle-même mais de son seul caractère brutal (Com. 7 déc. 2022, n° 21-17.850), est évalué en fonction de la durée du préavis « suffisant », soit celle jugée nécessaire au regard de la loi, et qui n’a pas été respectée (v. C. com., art. L.442-1, II, supposant de tenir compte notamment « de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels »). De façon générale, le préjudice comprend le gain manqué durant la période normale de préavis. Concrètement, son évaluation s’effectue en considération de la perte de marge brute bénéficiaire escomptée durant la période d'insuffisance de préavis (Com. 7 déc. 2022, préc.). En revanche, la Cour de cassation refuse de tenir compte, dans cette évaluation, de l’éventuelle reconversion de la victime de la rupture, intervenue concomitamment au terme du préavis (Com. 9 juill. 2013, n°12-20.468). Pourtant, l’objet naturel du préavis est de laisser le temps nécessaire au partenaire évincé de remédier à la désorganisation de ses affaires résultant de la rupture et de réorienter son activité. Aussi, lorsqu’une réorganisation est intervenue, celle-ci devrait logiquement être prise en compte dans la détermination du préjudice subi. C’est ce qu’invoquait en l’espèce la société à l’origine de la rupture, prétendant avoir facilité, par l’octroi d’un délai supplémentaire de six mois au terme d’un premier préavis de quatre mois, le redéploiement de l’activité du partenaire évincé en lui assurant le maintien, au moins pour partie, du flux d’affaires existant avant la rupture, ce qui aurait permis à ce dernier de disposer du temps nécessaire pour se réorganiser. Sans surprise, cette thèse n’emporte pas la conviction de la Cour de cassation, qui refuse d’intégrer cette période post-contractuelle à la durée du préavis dû et d’évaluer le préjudice subi en conséquence, cantonnant le « préavis suffisant » au temps laissé au partenaire pour réorganiser son activité à des conditions identiques à celles antérieures à la rupture. Ce qui revient à exclure du calcul de la durée de préavis et du quantum de l’indemnisation le délai supplémentaire laissé à la victime au terme du préavis à des conditions postérieures nouvelles (v. déjà, Com. 10 févr. 2015, n° 13-26.414). En l’espèce, le délai de 6 mois accordé à la victime au-delà de la période normale de préavis prévue au contrat est donc jugé sans incidence sur le montant de son indemnisation, cette période post-contractuelle ayant été prévue à des conditions non seulement distinctes mais défavorables à la victime, celle-ci se trouvant soumise à d’inédites et importantes restrictions, la Cour jugeant par ailleurs indifférent le fait que ces nouvelles restrictions aient été ou non effectivement et totalement appliquées. Étrangère à la notion de préavis au regard de sa fonction et de ses modalités concrètes, cette phase post-contractuelle destinée à l’écoulement des stocks, outre son caractère systématique au terme de toute relation commerciale, n’avait pas en l’espèce pour objet de permettre au partenaire délaissé de se réorganiser concrètement et ne lui garantissait donc pas un préavis effectif. La cour d’appel a ainsi pu retenir que cette phase post-contractuelle d'écoulement des stocks n'avait pas à être imputée sur la durée du préavis dû et que les fruits tirés de l'écoulement des stocks ne devaient pas être pris en considération aux fins du calcul des dommages et intérêts réparant l'insuffisance du préavis.
Références :
■ Com. 18 mai 2010, n° 08-21.681 : D. 2010. 1341, obs. E. Chevrier ; ibid. 2011. 472, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; ibid. 540, obs. D. Ferrier ; Légipresse 2010. 199 et les obs.
■ Com. 16 déc. 2008, n° 07-15.589 : D. 2009. 225, obs. E. Chevrier ; ibid. 2888, obs. D. Ferrier
■ Com. 6 sept. 2011, n° 10-30.679
■ Com. 7 déc. 2022, n° 21-17.850
■ Com. 9 juill. 2013, n° 12-20.468 : D. 2013. 2324, note C. Mouly-Guillemaud ; ibid. 2014. 893, obs. D. Ferrier
■ Com. 10 févr. 2015, n° 13-26.414 : D. 2015. 429 ; ibid. 2016. 964, obs. D. Ferrier ; AJCA 2015. 182, obs. S. Carval ; RTD civ. 2015. 381, obs. H. Barbier
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