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Le cas du mois
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Droit de la famille
Rupture amoureuse : comment compenser ?
Malgré la joie que le changement de prénom de leur fils à l’état civil leur avait procurée, le couple formé par Eugénie et Ferdinand a fini par se disloquer.
Désiré et Adhémar n’en sont guère surpris. Leurs amis étaient très jeunes lorsqu’ils se sont rencontrés, sans doute trop pour construire une relation durable et mener une vie familiale stable. Les cousins avaient d’ailleurs bien remarqué que leur relation s’était dégradée depuis l’arrivée de Leo. Malgré le bonheur apporté, les contraintes et la fatigue causées par leur nouvelle vie de parents ont été la source de tensions multiples et répétées au sein du couple. Cet « heureux événement » les aura finalement désunis. Epuisée par les charges inhérentes à la maternité, agacée par l’irresponsabilité de Ferdinand qui lui laisse tout gérer, Eugénie a finalement pris la décision de divorcer. Dans l’intérêt de leur très jeune fils, Ferdinand a néanmoins tout fait en sorte d’éviter le conflit. Mettant son chagrin et son amertume de côté, il a rapidement accepté le principe de la rupture. Le couple peine toujours en revanche à s’entendre sur les conséquences de celle-ci. En effet, le jugement de divorce a accordé à Eugénie une prestation compensatoire, ce que Ferdinand ne remet pas en cause, mais il a dès le départ entendu verser celle-ci sous la forme, assez inhabituelle, d’un droit d’usage et d’habitation de leur ancien logement familial, pour une valeur correspondant à la somme que Ferdinand aurait dû verser à Eugénie s’il en avait eu les moyens financiers. Acceptée par le juge, cette proposition de Ferdinand ne convient pas du tout à Eugénie, qui préférerait de loin un versement en argent, d’autant plus que ses droits sur l’immeuble s’étendent sur une durée de quinze ans, soit jusqu’à la majorité de Leo. Or Eugénie conçoit mal de tourner la page et de refaire sa vie en continuant d’occuper le logement familial, dont Ferdinand est en outre l’unique propriétaire, ayant seul hérité de cet appartement qui appartenait à son père. Elle se dit à juste titre que la situation serait plus saine si elle obtenait le règlement immédiat du montant de la prestation, comme cela se passe habituellement. De surcroît, sa demande ne lui semble pas déraisonnable au regard des ressources de Ferdinand. En effet, au décès de son père, survenu alors qu’il était encore adolescent, ce dernier a hérité non seulement de l’appartement en question, mais également d’un portefeuille d’actions qu’Eugénie imagine être une source de gains suffisamment confortables pour compenser l’absence de revenus de son ancien conjoint, sans activité professionnelle. Il est vrai qu’à l’instar de nos deux comparses, Ferdinand est encore étudiant. Conciliante, Eugénie serait même prête à accepter un règlement du montant de la prestation par versements périodiques. Quoique moins favorable, cette solution serait en toutes hypothèses plus avantageuse que l’attribution de leur ancien logement, qu’elle a tout intérêt à quitter. C’est pourquoi Eugénie entend interjeter appel de leur jugement de divorce. Désiré et Adhémar l’ont d’ailleurs encouragée dans cette voie, se rappelant avoir appris qu’en matière de prestation compensatoire, l’attribution d’un droit d’usage et d’habitation ne constitue qu’une mesure subsidiaire, son exécution intervenant par principe en capital. Ils sont donc confiants sur les chances de succès de leur amie. Et vous ?
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■ Sélection des faits : Divorcé d’Eugénie, Ferdinand s’est vu ordonner par le juge en charge de régler les conséquences de leur divorce le versement d’une prestation compensatoire. Il a alors proposé au juge de régler le montant de cette prestation par l’attribution à Eugénie d’un droit d’usage et d’habitation de l’appartement qui leur servait de logement familial, dont il a hérité de son père. Le juge a accepté sa proposition. Préférant un versement en argent, Eugénie prévoit d’interjeter appel du jugement de divorce.
■ Qualification des faits : Un couple divorce. Le jugement de divorce reconnaît à l’ex-épouse le droit à une prestation compensatoire et accueille la proposition faite par son ancien conjoint de s’en acquitter par l’attribution d’un droit temporaire d’usage et d’habitation d’une valeur équivalente, portant sur un immeuble lui appartenant en propre, occupé par l’ex-épouse avec l’enfant commun, jusqu’à la majorité de celui-ci. L’épouse entend contester ce jugement afin d’obtenir l’exécution de la prestation en capital.
■ Problème de droit : À quelles conditions l’attribution d’un droit temporaire d’usage et d’habitation d’un immeuble détenu en propre par l’époux débiteur peut-elle être ordonnée par le juge pour l’exécution d’une prestation compensatoire ?
■ Majeure : « (D)estinée à compenser, autant qu’il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives » des anciens conjoints (C. civ., art. 270), la prestation compensatoire, ayant une double nature alimentaire et indemnitaire, ne peut être sollicitée qu’à l’occasion de la procédure de divorce. À la différence de la pension alimentaire, elle est censée permettre une indemnisation immédiate et définitive des effets que la dissolution du lien matrimonial entraîne sur le niveau de vie du conjoint le moins argenté. Afin d’éviter les conflits d’ordre pécuniaire entre les ex-époux, le législateur a souhaité que les conséquences de la rupture se produisent une fois pour toutes dès la dissolution. C’est la raison pour laquelle la prestation compensatoire prend en principe la forme d’un capital. L’objectif est d’éviter que l’un des anciens conjoints soit tenu pendant de longues années de verser mensuellement à l’autre une somme d’argent. Le capital constitue donc aux yeux du législateur la plus opportune des modalités d’exécution de la prestation : son versement met immédiatement fin aux relations patrimoniales entre les parties. Dès la date de sa création, en 1975, la prestation compensatoire devait ainsi prendre en principe la forme d’un capital, du moins lorsque la consistance des biens du débiteur le permettait (C. civ., anc. art. 274). Mais en pratique, la rente demeurait la voie privilégiée par les tribunaux. Le législateur est donc devenu plus directif : s’affranchissant des contingences matérielles du débiteur, il considère que le recours au capital est toujours envisageable. Depuis 2000, il est ainsi explicitement indiqué que la prestation prend la forme d’un capital (C. civ., art. 270, al. 2) ; ce n’est plus qu’à titre exceptionnel que le juge peut accorder une rente. La pratique se montre conforme à cette volonté législative : aujourd’hui, la prestation compensatoire est majoritairement versée sous la forme d’un capital.
Le capital consiste soit dans le versement, immédiat ou périodique, d’une somme d’argent (C. civ., art. 274, 1°), soit dans l’« attribution de biens en propriété ou d’un droit temporaire ou viager d’usage, d’habitation ou d’usufruit, le jugement opérant cession forcée en faveur du créancier » (C. civ., art. 274, 2°). Le 13 juillet 2011, le Conseil constitutionnel a validé le dispositif relatif à cette dernière modalité, qui permet au juge d’attribuer en propriété à un époux, à titre de prestation compensatoire, un bien propre ou personnel de son conjoint sans que le consentement de ce dernier ne soit requis Une réserve cependant : cette forme de versement doit constituer une mesure proportionnée au but d’intérêt général poursuivi, en sorte que l’atteinte au droit de propriété qui résulte de l’attribution forcée prévue par l’article 274, 2° du Code civil n’est admissible « que si elle constitue une modalité subsidiaire d’exécution de la prestation compensatoire en capital » ; elle ne saurait par conséquent être ordonnée par le juge « que dans le cas où, au regard des circonstances de l’espèce, les modalités prévues au 1° (de l’art. 274) n’apparaissent pas suffisantes pour garantir le versement de cette prestation » (Cons. constit., 13 juill. 2011, n° 2011-151 QPC). Ce dont la Cour de cassation a pris acte : la cession forcée des droits de propriété du débiteur de la prestation n’est envisageable que s’il existe de bonnes raisons d’exclure le versement d’une somme d’argent (Civ. 1re, 28 mai 2014, n° 13-15.760 ; adde, Civ. 1re, 4 juill. 2018, n° 17-22.645, sanctionnant des juges d’appel qui avaient attribué un bien sans constater que les modalités prévues au 1° de l’article 274 du Code civil n’étaient pas suffisantes pour garantir le versement de cette prestation).
Toutefois, cette réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel selon laquelle l’attribution forcée prévue par l’article 274, 2° du Code civil ne peut être ordonnée que si les modalités prévues au 1° ne suffisent pas, ne s’applique qu’en l’absence de consentement du débiteur à l’attribution envisagée. Lorsque le débiteur y consent, le juge retrouve son pouvoir souverain d’appréciation pour déterminer les modalités d’exécution de la prestation compensatoire en capital qu’il estime les plus appropriées. C’est en ce sens que la Cour de cassation a récemment affiné sa jurisprudence antérieure : la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 juillet 2011 ne s'applique qu'en l'absence de consentement du débiteur à l'attribution envisagée, le juge retrouvant, dans le cas contraire, son pouvoir souverain pour déterminer les modalités d'exécution de la prestation compensatoire en capital qu'il estime les plus appropriées. Elle a ainsi réaffirmé le pouvoir souverain du juge du fond de choisir la modalité qui lui semble préférable, en l’espèce l’attribution d’un droit temporaire d’usage et d’habitation, en cas de consentement du débiteur, faute de liquidités suffisantes pour payer sa dette par le versement, même échelonné, d’une somme d’argent (Civ. 1re, 20 nov. 2024, n° 22-19.154).
■ Mineure : La modalité d’exécution de la prestation compensatoire relevant du pouvoir souverain des juges du fond, l’issue du procès en appel reste incertaine mais s’il se confirme que Ferdinand ne dispose pas des liquidités suffisantes pour régler sa dette en argent, même par versements périodiques, il est probable que soit maintenue l’acceptation, par le juge ayant prononcé leur divorce, de sa proposition de s’en acquitter par l’attribution du droit d’occuper le bien lui appartenant en propre, jusqu’à la majorité de l’enfant. Dans son cas, l’exécution de la prestation par attribution d’un droit d’usage et d’habitation sur l’un de ses propres a en effet été jugée comme la mesure la plus appropriée. En outre, le consentement de Ferdinand doit être vu comme déterminant du pouvoir du juge ayant opté pour cette modalité, la subsidiarité d’une telle mesure ne s’imposant qu’en l’absence de consentement du débiteur. Il n’y a donc pas a priori de raisons valables d’envisager qu’en cause d’appel, le juge s’affranchisse de la volonté de Ferdinand de régler ainsi sa dette, sauf à ce qu’il ait une appréciation différente de sa surface financière, dont l’importance justifierait d’ordonner le règlement par versement d’une somme d’argent du montant de la prestation. Il est permis d’en douter, Ferdinand, encore étudiant, ne gagnant pas sa vie et la source de revenus procurés par le portefeuille d’actions dont il a hérité de son père n’offrant peut-être pas de garanties suffisantes pour un règlement par versements périodiques (aléa boursier, instabilité consubstantielle à ce type de revenus).
■ Conclusion : Au regard des circonstances de l’espèce, l’attribution d’un droit temporaire d’occuper le domicile conjugal semble être la modalité d’exécution de la prestation la plus appropriée. Les chances d’Eugénie d’obtenir une modalité alternative d’exécution de la prestation paraissent faibles.
Sur la méthodologie du cas pratique : V. vidéo Dalloz
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